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-La douleur: hôte avec permis de séjour
-Du Phallus: radicalité signifiante du manque dans l' Autre
-La douleur psychique: transfert d'inscriptions

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-Incandescence ou de l'impraticable exil
-Plaidoyer pour une certaine étrangeté
-Inscription d'un nom: production d'une jouissance

LA DOULEUR : HÔTE AVEC PERMIS DE SÉJOUR


Dans l’univers contemporain, nous ne pourrions nous contenter de l’assertion prudente que Freud a été oublié ! Car ne sommes-nous pas pris d’emblée dans un engrenage judicieusement fonctionnel qui clame haut et fort rien de moins qu’une insistante dénégation de l’apport freudien.
Que nous propose Le Livre de la Douleur et de l’Amour (1) de Juan-David Nasio, récemment paru aux éditions Payot ? C’est d’abord un regard précis posé sur l’inscription freudienne, laquelle a été façonnée par le burinage lacanien de telle sorte que la polysémie textuelle puisse se disséminer à nouveau.
L’immense travail de lectures successives de Freud et de Lacan aura eu pour effet la production d’un palimpseste mémoriel qui, à son tour, nous convoquera en tant que lecteur. De telle sorte que par l’effet de l’inscription nous soyons dans l’attente de ce qui est encore un non su, une promesse, un à venir ! Pour bien assumer sa fonction de “ sherpa ”, Nasio nous fait d’abord parcourir le sentier du trajet de la douleur physique qui s’articulera en trois temps : celui de la lésion, celui de la commotion et celui de la réaction. Dans ce texte, pour Nasio il y a nécessité d’insister tout d’abord sur la représentation puisque celle-ci se définit pour lui comme “ chair de l’esprit ”. Ce serait son surinvestissement qui alimente et nourrit la perception de la douleur. Nous revisitons alors sous sa gouverne des sites freudiens peut-être pas totalement relégués aux oubliettes, mais certainement le plus souvent désaffectés, à notre insu... Tels ceux du primat de la représentation, de la polymorphie structurale du moi, de la position éminemment cruciale de la douleur tant pour la structuration de l’image du corps (inconsciente), que pour la métapsychologie du lien d’amour et du processus de deuil.

Prendre contact avec la douleur
Si Lacan peut sans nul doute avoir servi de révélateur quant au plaisir d’extirper des fragments signifiants de la grammatologie freudienne, Nasio quant à lui, nous assure d’une rigoureuse fréquentation/convocation à un plaisir quasi esthétique à être interpellé par les effets de l’émoi pulsionnel véhiculé par les sillons issus de la douleur. Il y aurait en quelque sorte vacillante lueur, sève germinative d’un franchissement à venir, poussée libidinale qui cherche à se frayer une voie transférentielle pour que de l’Altérité se corporéise. Matérialité incandescente à effet consummatoire qui nécessite le rapt de cette turbulence interne par la mobilisation de la seule compétence utilisable, celle de la REPRÉSENTATION. Tout écrit psychanalytique digne de ce nom invite à se départir des insidieuses séductions et réductions perverses abondamment médiatisées, quant à la non reconnaissance du fait irréductible de la confrontation obligée aux effets d’inscriptions traumatiques qui fondent l’Inconscient, tout autant qu’au caractère inhérent à toute vie psychique : celui de la douleur inconsciente. La positivité ambiante voudrait qu’il y ait coïncidence entre le décodage de ce qui s’offre au regard et celui du ressenti interne (endopsychique). Ce sur quoi insiste Nasio, c’est tout à fait autre chose. L’être de l’homme serait l’habitacle de la douleur, celle-ci pouvant même y acquérir un statut d’hôte à demeure, étranger avec permis de séjour en règle, puisque le siège de la douleur, l’origine de celle-ci, s’enracine dans le Ça. La représentation aura capacité de traitement, de prise en charge non pas pour phagocyter l’intrus mais bien pour aménager un espace de traduction de telle sorte qu’il y ait effectuation d’une fragmentation de l’effraction, c’est-à-dire partiellisation dans une localité repérable, cernable et identifiable, ce sera le lieu hôte de la douleur. En quelque sorte la douleur psychique serait primordialement effet de l’inscription de l’altération propulsée par la rencontre (tuché) bouleversante d’autrui, donc ÉCRITURE, écriture de la discordance constitutive de tout sujet. Entaille de la surface qui reçoit le marquage, le poinçon du trait, lequel ne sera déchiffrable que dans l’après-coup. Trait immémorial qui corporéise un sujet, lieu de façonnement, de martèlement et de burinage par le réel. Chez Nasio, n’oublions pas aussi que les premiers parcours de lecture auront été ceux de Cantor, Gödel et Wittgenstein. “ Les lieux du réel ” (2) inauguraient un parti-pris de rigueur, de souci de ne pas reculer d’aucune façon dans la prise en compte de tout apport théorique, qu’il soit de logique formelle et/ou propositionnelle. Cette logique du Réel n’a t-elle pas en quelque sorte fait retour dans l’après-coup lors de la parution de ses avancées quant aux formations de l’objet (a) ! Texte paru en 1987.

La douleur psychique : une mémoire inconscience
À la douleur corporelle, Nasio attribue trois composantes majeures : soit celle d’être un processus complexe, celle de mémoire inconsciente et celle de constituer une réalité locale. Pour cet auteur la douleur corporelle se définit non pas comme “ une sensation hors conscience, mais bien comme un processus structuré comme un langage ”. Donc phénomène nécessairement entaché de multiples ramifications proliférantes ce qui suppose à la fois inscription inconsciente, mémoire inconsciente, enracinée dans les soubassements du Ça, tout autant que potentialité de résurgence impromptue pouvant s’accoler à tout élément signifiant ponctuel. Temporalité de l’après-coup ! Il y aurait donc localité, localisation qui suscite l’articulation processuelle greffée à la fois aux vestiges d’une mémoire inconsciente, tout autant que distinction par l’activation d’une perception contemporaine spécifique à connotation de douleur. Cette mémoire inconsciente, qui est douleur inconsciente, supposera donc qu’il y ait engrammation de souffrance traumatique, matériau non disponible à la surface de la conscience. C’est aussi la réintroduction du corps en tant que surface matérielle réceptive des engrammes, matrice de représentations, lesquelles s’articuleront dans une proximité à l’intime des signes de perception immémoriaux. Autrement dit, le corps est une matérialité mentale, la douleur corporelle nourrit l’efflorescence de la représentation, cette excitation endopsychique qui atteint parfois le niveau d’intensité de la commotion, rend sensible l’effet propagateur de la turbulence de l’affolement pulsionnel. La corporéité à l’enseigne de Nasio poursuit le travail de Serge Leclaire, là où le trait de la matérialité de la lettre se révélait d’une extrême prévalence en tant qu’incision érogène et matrice signifiante. Le rappel auquel nous oblige le texte de Nasio est aussi de ne pas cesser de se rappeler que la figure de l’excès domine en quelque sorte le quotidien de tout analyste. L’altérité de l’Autre fera toujours irruption/effraction tout autant qu’elle sera aussi dispensatrice d’érogénéité et d’attraction. C’est une douleur inhérente au fait de désirer et d’aimer, inhérente au fait de la discordance issue du langage, inhérente à l’irrévocabilité de la prégnance des inscriptions traumatiques originaires, dont tout être parlant est l’effet. La faille est là, avant même que nous émergions en tant que sujet, elle palpite en nous. Vivre en tant qu’humain sensible et attentif, suppose que l’on tente de prononcer des signifiants au rythme de cette pulsatilité. Pour la psychanalyse, ce lieu du Réel se constitue primordialement du sexuel. Cette altérité radicale et ininventoriable, estampillera le cours de toute vie humaine du sceau de la douleur. Lors d’un précédent ouvrage (3) Nasio avait proposé le concept de formations de l’objet (a). Ces formations supposaient trois états du sujet : soit le sujet divisé, le sujet fragmenté et le moi. Le sujet fragmenté était corrélatif d’une réalité produite par forclusion. Cette avancée théorique pourrait sans nul doute s’appliquer à l’effondrement repérable lors de la perte d’un être aimé. Dans la mesure où la parcelle d’image qui le représente est surinvestie, sursaturée d’affect et du même chef, précipite la fragmentation du sujet endeuillé, ce qui d’emblée rendrait plausible la possibilité d’un processus forclusif. Si l’on veut bien se souvenir que pour Nasio la forclusion est envisagée comme production positive et non pas privative.

La perception de jouir
Y aurait-il un jouir qui s’ignore dans la douleur inconsciente ? L’analyse aurait-elle pouvoir de la circonscrire afin d’en permettre l’élaboration de telle sorte que des rejetons produisent des effets langagiers ? Posons la question autrement : l’émergence de douleur inconsciente ne constituerait-elle pas un jouir de la structure de l’objet qui supposera le passage obligé par l’élaboration la plus articulée possible au matériau inconscient noué à cette dernière ? Autre question liée cette fois à la pulsion sadomasochiste. L’érogénéité est-elle d’abord, ou entre autre, caractérisée par la qualité d’être douloureusement sensible ? Si l’angoisse est une formation du moi et la douleur une formation du Ça, la perception du premier extérieur comme agent hostile aura précipité la sédimentation de la douleur dans le règne du Ça. De façon concomitante, cette inscription assure la certitude qu’il y a de l’Autre : d’où jouissance. La douleur de ce fait serait l’objet de la jouissance de l’Autre, ou encore la douleur n’est-elle que processus de s’offrir comme objet déchu à un Autre supposé, qui du seul fait de son existence a pouvoir de donner consistance à un sujet !

Au rythme de notre désir
Chez Nasio, le maniement conceptuel s’effectue d’une main assurée, très intimement relié à ses maîtres, puisqu’il réussit immanquablement à nous inviter à une redécouverte, sinon la plupart du temps à un plaisir du texte d’une extrême exubérance, pour qui a déjà parcouru Freud et Lacan. Il y a chez cet auteur une saisie subtile de la matérialité intrinsèque liée à toute écriture, phénoménalité qui ne peut d’aucune façon se suffire à elle-même ; puisqu’elle ne prendra sa véritable envergure que reprise, et saisie à nouveau, par la porosité sensible de tout lecteur désirant. Nous sommes donc conviés à un parcours non pas banalement mécaniciste mais bien d’articulation structurale : processus où la mobilité signifiante donne lieu et cohérence à la structure spécifique de l’objet. Un vide d’objet qui produit les effets d’inscription d’un trou/béance pulsatile. Mais avant de s’abandonner à la pulsation de cette rythmicité, peut-être y a-t-il nécessité d’être happé par le dérèglement du tournoiement pulsionnel ! La douleur d’aimer est sans rémission, elle ne peut que confirmer les racines inconscientes qui constituent la spécificité de l’objet de notre désir !

NOTES

1- NASIO Juan-David, Le Livre de la Douleur et de l’Amour, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1996.
2 Scilicet 5, Éditions du Seuil, Paris, 1975.
3- NASIO Juan-David, Les yeux de Laure Éditions Aubier, 1987.


Monique Lévesque
Juin 2000

(haut)

DU PHALLUS, RADICALITÉ SIGNIFIANTE DU MANQUE DANS L’AUTRE



L’être parlant apparaît sans cesse plongé au cœur d’une nécessité à se représenter ce qu’il peut en être de l’expérience de son corps sexué et désirant. Cette incarnation, loin d’être une donnée a priori, se construit à travers les méandres des inscriptions psychiques dont il a été l’objet à son insu et ce, très souvent même avant sa naissance.
Dans l’univers psychanalytique freudien nous avons affaire au primat de la représentation inconsciente, à l’incidence de l’inscription articulée au désir de l’Autre, à la déhiscence entre l’image de soi et l’affectation subjective dont nous sommes les rejetons.
L’apport du texte freudien en bref : l’inconscient en tant que mémoire inconsciente, le primat de l’Autre et l’incidence du sexuel ainsi que ces vicissitudes sans cesse résurgentes. Malgré quelques ambiguïtés apparentes, la théorie psychanalytique, n’est ni une biologie, ni une pédagogie, ni une idéologie. Elle est d’abord et avant tout une théorie articulée à partir de la parole de sujets blessés psychiquement et dont le corps porte les stigmates de ces expériences.

La castration
En 1933, dans les nouvelles conférences sur la psychanalyse, Freud interroge le complexe de castration dans le texte intitulé : “ La féminité ”. Comme le souligne par ailleurs Lacan en 1958, ce complexe a une fonction de nœud qui délimitera ultérieurement, ce qu’il y aura de plus spécifique dans la dynamique du symptôme. Trois axes de structuration inconsciente s’y articuleront : la mise en place d’une position subjective spécifique quant à l’identification à son sexe, quant à sa façon de répondre à son partenaire dans la relation sexuelle et quant à sa manière d’accueillir l’enfant procréé issu de ce lien.
En premier lieu, il y a constat d’une dissymétrie entre le garçon et la fille dans l’abord de cette question. Un élément majeur nécessite d’être retenu : les données théoriques relatives à la castration ne peuvent prendre consistance que dans l’après-coup, à la suite de la mise à l’épreuve de la clinique et des successives pertes présentes au cours d’une vie.
De plus la clinique met en lumière, la relation du sujet au Phallus quel que soit son sexe. Le Phallus est un signifiant (il représente), il est le signifiant du désir et le désir est sexuel ! Cette formulation, nous la devons à Lacan. Chez Freud, il y avait primauté du pénis en tant qu’agent inducteur d’effets symboligènes pour le jeune enfant, et ce, particulièrement à partir de l’analyse du petit Hans.
Plus spécifiquement cela signifie : 1/ 1orsque la petite fille est confrontée à l’ absence d’appendice pénien, elle attribuera ce manque à sa mère, ce qui constitue une relation spéculaire à la mère ; 2/ pour les deux sexes la mère est pourvue de phallus ; 3/ la signification de la castration ne prend sa véritable portée qu’à partir du constat de la castration de la mère ; 4/ ces trois composantes irréductibles concourent à la mise en place de la phase phallique. Ces données cliniques cautionnent les multiples composantes du référent freudien, i. e. anatomique, libidinal et fantasmatique. Ce que par ailleurs Lacan qualifiera de phallus imaginaire par opposition au phallus symbolique. Où se situerait la différence entre les deux auteurs ? Nous pourrions affirmer que l’élément le plus différenciant se joue à partir de la notion de signifiant et aussi de celle de coupure.
Quelles élaborations ces axiomes de la clinique rendent-elles possibles ?

Contextualité sociétale
La castration se constitue principiellement en tant qu’angoisse inconsciente, ce qui a pour corollaire que toute tentative qui supposerait pouvoir en faire l’objet d’un discours positivé à visée de coïncidence est vouée d’emblée à l’échec. Tout autant que nous pourrions aussi supposer que de surinvestir la dimension imaginaire serait une autre modalité pour tenter de colmater la fracture subjective inhérente au fait de la sexuation.
Arrêtons nous quelques instants à quelques cas de figure en gardant en mémoire que I’expérience freudienne s’est inspirée de la Rome antique qui vouait un culte au Phallus lors de festivités dédiées à la fécondité et à la puissance de reproduction.
Le primat accordé à l’anatomie i. e. à l’appendice pénien pourrait trouver son assise dans la positivité de sa proéminence articulée au fait de l’expérience du petit garçon qui y vit des sensations d’excitations intenses, soudaines ou troublantes et qui de ce fait, vont structurer en lui en contrepartie, un investissement narcissique assuré. Pourrait-on dire que l’érotisation de son organe se fait pour lui d’emblée ? Non ! Parce qu’il devra franchir l’angoisse de castration i. e. renoncer à la mère (inceste) et de ce fait, pourra investir son organe comme source de plaisir à venir.
Pour la petite fille peut-on supposer que le niveau d’excitation sera a priori beaucoup moins localisé en un point spécifique donc plus disséminé et fugace ? De ce fait, peut-on dire que la confrontation au “ ne pas l’avoir ” introduit d’emblée le manque et que ce sera à partir de ce trait que l’érotisation globale de son image (surface offerte au regard d’autrui en tant que semblant phallique) pourra s’effectuer. Là encore le processus s’avère plus laborieux, car la confrontation au manque du corps de la mère (fantasme) suscite la haine de la petite fille qui se détachera alors de la mère comme objet pour se tourner vers la figure du père. Cette trajectoire est éminemment un procès de symbolisation qui s’effectue au sein de représentations inconscientes : ce qui signifie que le matériau de l’élaboration est aussi inconscient. Pour la fille, le corollaire accolé à cette position subjective pourra être l’accès au pas-tout de l’autre jouissance, alors que pour le garçon, il est totalement soumis au primat de la jouissance phallique.
Étant donné que le discours psychanalytique se meut dans un univers discursif qui a ses propres présupposés, ne pourrait-on pas affirmer qu’une certaine et relative adhérence narcissique conditionne l’incapacité à se dégager du référent pénien en tant qu’élément positivé, ce qui a dès lors pour effet de le déconsidérer en tant que référent signifiant inconscient.
Si l’on s’arrête quelques instants à ce que l’on peut entendre au quotidien à propos du sexuel, vous établirez le constat que le lien sexuel est le plus souvent immergé dans une logique positivée, ce qui a pour effet de mettre en branle une quête imaginaire de tout ce qui serait nécessaire d’obtenir en réponse à ses besoins !
Autrement dit, l’expérience analytique ouvre un autre site de discours, si l’on veut s’y déplacer sans trop de peine, un a priori est nécessité, celui de la dépositivation des concepts.

Sexuation spécifique
Pour le sujet masculin, tout lien sexuel renvoie au sexe de la mère, que ce sujet va métaphoriquement pénétrer lorsqu’il est en présence de sa partenaire (le questionnement de sa position de fils le renvoie à la représentation de ce qu’il aura été comme objet dans le désir de sa mère).
Pour le sujet féminin, nous pouvons supposer que le sujet féminin va s’interroger sur la qualité du lien prodigué par son père à l’égard de sa mère (référent déjà qui s’articule partiellement au pas-tout) et de façon concomitante à l’effet d’inscription corporelle reçue par la mère. Nous nous interrogeons aussi, si, au niveau de la représentation de l’image de la mère pour la fille, celle-ci suppose le corps de la mère comme une image du corps globalisée et unifiée, ce qui l’inscrirait dans un premier temps dans une dynamique phallique (phallus imaginaire).
Tentons de circonscrire le parcours avec vous. L’expérience anatomique du jeune enfant véhicule de façon indubitable une cohorte d’effets d’inscription inconsciente, ces effets se sédimenteront en lui pour réapparaître comme matériau représentatif qui auront pour fonction de lui attribuer une position spécifique dans le lien à autrui, de telle sorte que, ce qu’il articulera, sera l’émergence dans l’après-coup de ce qui l’aura antérieurement structuré à partir du désir de l’autre à son égard .
Nasio dans son excellent ouvrage de référence intitulé Enseignement de sept concepts cruciaux de la psychanalyse, nous propose que “ la primauté du phallus ne doit pas être confondue avec une supposée primauté du pénis ”. Et plus loin d’ajouter : “ l’élément organisateur de la sexualité humaine, n’est donc pas l’organe génital mâle mais la représentation construite sur cette partie anatomique du corps de l’homme. ” (1)
Dans l’univers de la pratique clinique, c’est la capacité de représentation qui a pouvoir d’effracter, de noyauter en quelque sorte les effets de l’engrammation inconsciente supposable et identifiable, que dans l’après-coup ! Il y a donc mise en jeu de l’incidence d’un phallus imaginaire qui capte l’imagerie intrapsychique de l’enfant, tout autant qu’il y aura l’incidence d’une permutation d’objets investis par l’enfant qui seront connotés d’équivalence symbolique (pénis, fèces, cadeaux), cela ayant trait au phallus symbolique.

Signifiant du manque
Finalement après avoir pressenti les diverses facettes s’originant de l’interdit de l’inceste, à savoir la crainte d’une castration perpétré par le père à l’endroit du fils, nous comprendrons que l’accès à une actualisation d’un lien sexuel à l’âge adulte ne se révèle en fin de compte que la résurgence de la résolution de conflits liés au renoncement et à la perte, lesquels se sont largement déployés à l’âge préœdipien et œdipien. Pour ce qui a trait à la petite fille, sa destinée biologique la place d’emblée dans le fait constaté d’être sans l’avoir (organe pénien). La confrontation ou l’acceptation du manque ou de la perte se révèle comme condition incontournable d’un processus de maturation et de développement chez tout être parlant quel que soit son sexe.
Le renoncement à la mère, ne pas vivre l’inceste c’est accepter le MANQUE comme constitutif du lien à autrui. Ce que la théorie nous apprend c’est que l’accès à autrui est toujours obligatoirement médiatisé, qu’il n’y a pas ni d’univocité ni d’idéalité ou de complétude autre qu’imaginaire ou fantasmatique. Pour le dire autrement un univers digitalisé est l’envers antinomique du discours psychanalytique.
Pour chacun des sujets masculin ou féminin, il y aura donc passage obligé par l’angoisse de perdre quelque chose ou de ne pas l’avoir. Maintenant reprenons ensemble les grandes lignes de ce processus structurant à partir du concept de jouissance tel que proposé par Lacan. Il y a la jouissance phallique et la jouissance du pas-tout.
La jouissance phallique est référée au phallus en tant qu’identification inconsciente. Elle est connotée d’idéalité (bonne forme), de complétude (totale) et il est supposable qu’à partir de ce référent, la rencontre de l’autre en tant qu’objet satisfera les pulsions partielles. L’apport narcissique s’effectue alors par le biais de l’image.
La jouissance du pas-tout, il lui est supposable une phase transitoire de passage obligé par la jouissance phallique, elle est aussi connotée d’idéalité (sans image), de complétude (le trou, le creux) donc d’incomplétude, tandis que le lien à autrui serait l’attrait de la non coïncidence, du tout autre, tandis que l’apport narcissique se situerait dans la tentative d’approcher ce qui est hors représentation.
Pour conclure, le phallus imaginaire a pouvoir de narcissisation, le phallus symbolique favorise la permutation des places et des objets, tandis que le phallus en tant que signifiant étalon de la jouissance, il est essentiellement REPRÉSENTATION. C’est une épure à fonction référentielle, dissociée de ses phases précédentes, il a statut de signifiant, il est ce sur quoi va buter toute représentation du sexuel dans l’inconscient de l’être parlant. Il présentifie l’absence dans l’Autre à partir de quoi nous pouvons désirer.
Si nous avançons que le manque est inhérent à l’assomption du sexe, de quelle façon le répertoriera-t-on du côté masculin ? Peut-être dans le fait d’investir parfois l’image comme unique référent ! Ce qui a pu être appelé phallocratisme Nous croyons que cette position aura été d’abord et avant tout discursive.

Attraction du creux
À partir du regard en tant qu’objet pulsionnel, nous pouvons sans doute affirmer que la pulsion de voir est mobilisée par la stature verticalisée du Phallus, alors que le regard posé sur un creux, une concavité entraîne en quelque sorte, une perte du regard. Si le phallus a pu être investi en tant que référent signifiant, ce pourrait être aussi du fait que la sagesse antique témoigne de l’impossibilité de l’accès à une jouissance illimitée. La clôture a donc aussi effet de structuration. Mais cette clôture est de ce fait également limitation donc insatisfaction.
La clôture engendre l’interpellation du manque et là, apparaît la dimension du féminin. Interroger l’effet signifiant véhiculé par la spécificité de la sexuation du côté féminin, plus particulièrement quant à la difficulté, la non totalisation voire l’impossibilité de la capacité à représenter un orifice en creux. À ce propos les travaux de Luce Irigaray s’avèrent très intéressants.
Ce qui entraîne l’effet conclusif que le manque (de signifiant) structuralement, il s’affiche pour les deux sexes. Une carence peut apparaître pour le sujet masculin, lorsque l’appendice pénien tend à faciliter le piège imaginaire (la quête du phallus comme fin en soi) ce qui rend l’homme plus fragile face à la perversion, car alors il supposerait le phallus à la mère comme maintenu !
Pour ce qui est du côté du féminin, le référent phallique demeure incontournable quant au procès de la structuration désirante, par contre il existe une plus grande marge de manœuvre, de mobilité, de plasticité pour qu’à partir de ce référent, il y ait exploration de places, de positions où le primat de l’image puisse choir. Ne plus donner prises aux images (dénarcissisation) peut alimenter le désir du risque, une perméabilité à l’autre chose, une mobilisation à l’émergence du non encore advenu.
Que conclure : que la théorie analytique facilite l’accès à la radicalité des inscriptions dont nous sommes les rejetons, que la théorie est d’abord une métapsychologie, que nous devons plonger dans un espace de métaphoricité qui ne peut qu’appréhender de façon partielle la prégnance de phénomènes langagiers irréductibles et ineffaçables. À partir de cela nous avons à interroger notre expérience subjective et mettre à l’épreuve les concepts avancés.
Lacan ne nous dit-il pas aimer, c’est aimer le manque dans l’autre, c’est offrir son manque à l’autre, qui le plus souvent n’en veut rien savoir !

NOTES

1- NASIO Juan-David, Enseignement de sept concepts cruciaux de la psychanalyse, Paris, Éditions Rivages, 1988.


Monique Lévesque
Octobre 2002

(haut)

 

LA DOULEUR PSYCHIQUE: TRANSFERT D'INSCRIPTION


Toute parole est fragment
Toute lecture est cryptée
Tout dire est désir

Toute parole est fragment
Toute lecture est cryptée
Tout dire est désir


Aujourd’hui avec vous, je vais tenter d’effectuer un certain exercice de mémoire laquelle se révèle toujours dans l’attente d’être décryptée, encore faut-il payer le tribut nécessité par cet acte. Y a-t-il lieu de rappeler qu’à l’origine, l’attention freudienne fut interpellée par le symptôme et l’amnésie qui le fomentait ! Pour l’analyste, ne pourrions-nous pas dire, que ce qui l’habite, c’est le projet de reparcourir les sentiers de la mémoire, mémoire essentiellement inconsciente, mémoire du corps ? Pas n’importe quel corps, le corps libidinal, le corps touché, façonné, traversé par le désir de l’autre.

Mémoire des inscriptions
La mémoire inconsciente est aussi le lieu de la sédimentation de la douleur psychique, douleur d’exister, douleur de percevoir, douleur du manque à être, tous ces lieux de rencontre où vie et mort se touchent l’un l’autre. Pour la pratique analytique ce sont des rendez-vous quotidiens. Moments où la vie et la mort se chevauchent quant à leur potentialité respective. Par exemple, au cœur d’une situation de détresse suicidaire, qu’en est-il de ces phases, de ces processus de subjectivation où ces points ultimes se côtoient ? Quelle inscription inconsciente peut s’y jouer, s’y tramer de telle sorte qu’une subjectivité n’ait pas d’autre choix que de se laisser traverser par l’expérience d’une douleur sans nom. Aux abords de cette marge d’inconnu, l’analyste aura à tenter d’accompagner ce type de périple, d’effectuer la saisie des enjeux structuraux et surtout de tenter d’endiguer la turbulence pulsionnelle (Nasio).
La visée d’un travail thérapeutique, sans doute contrairement à beaucoup d’opinions reçues, sera de dépouiller le sujet de ses oripeaux imaginaires, d’alléger les encombrements moïques et, en définitive de produire une trouée à l’écoute de l’émergence des effets de signifiants dont chacun de nous, sommes les rejetons. Ce qui se soldera par une perte au plan imaginaire, lequel plan véhicule toujours plus ou moins une certaine fonction d’obturation, l’image ayant toujours pour effet, le colmatage de quelque chose qui lui est sous jacent, à savoir la brèche de l’indécidable du trajet de la succession des inscriptions inconscientes.
Si nous considérons l’apport freudien, bien souvent il aura été plus rassurant de s’y référer en passant par le biais d’images (dimension imaginaire), alors que l’engagement clinique nous fait expérimenter que la figurabilité sera toujours seconde par rapport aux inscriptions originaires, lesquelles nous renvoient nécessairement à la dimension du Réel lacanien. Pour le dire autrement, tout contenu imaginaire dans la cure se réfère structuralement à des effets de Réel. Si nous parlons de mémoire inconsciente, nous sommes dans l’obligation minimale de déposer nos référents usuels de décodage de la réalité. Ce qui signifie entre autres, d’inverser le processus habituel d’appréhension du symptôme, non pas tel qu’il s’offre à notre regard, chargé d’affects, évalué comme obstacle à éliminer le plus rapidement possible, en quelque sorte un chancre qui vient d’on ne sait où, vis-à-vis duquel l’excision la plus rapide et radicale s’impose, telle serait la tâche de l’intervenant psy. Ne pourrions-nous pas dire que la visée de telles pratiques tend à désapproprier le sujet de son parcours subjectif et surtout à nier avec fracas, la prégnance irréductible de ses inscriptions inconscientes ?
Que sont ces inscriptions ? Ce sont des traces signifiantes, “ Neidershrift ”, couchées par écrit, ce qui signifie qu’à l’origine, il y a marquage du matériau psychique qu’est un corps en devenir, et l’effectuation réitérée de ce processus d’inscription produira dans l’après-coup une corporéité chargée d’accents spécifiques à sa subjectivation propre. Les strates successives d’inscriptions se juxtaposeront et le principal agent d’imprégnation sera le langage comme vous l’avez sans doute deviné ou supposé ! Le langage au sens freudien et lacanien, c’est l’affectation subjective engendrée par la rencontre de signifiants. Qu’est-ce qu’un signifiant ? Il se spécifie par sa matérialité, sa localisation et son insécabilité. Lacan ne nous dit-il pas : “ le signifiant c’est la matière qui se transcende en langage ” (1).
Le signifiant quand il sera vocalisé, entre autre possibilité, touchera toute la surface réceptrice du corps, il sera toujours porteur d’éléments du désir du locuteur et le plus souvent même à son propre insu. L’inconscient est toujours actif, la pulsion se fraye sans cesse de nouvelles avenues même si elle reprend un contenu avec des variantes harmoniques ou dysharmoniques. Ce montage signifiant prend racine, s’étaie sur la disparité des instances inconscientes, et ce, à partir des effets répercussifs du trajet des signifiants spécifiques à l’historialité d’un sujet.
Ce point de vue théorique pour certains auraient caractère de conditionnement inéluctable au sens le plus réducteur ; là encore il est nécessaire de garder une extrême vigilance, car la clinique analytique rend compte d’une toute autre logique, laquelle est éminemment structurale et polysémique. Plus un travail analytique se poursuit plus devient patent l’incidence fulgurante de déterminations inconscientes, artifices s’essaimant sans cesse et ne véhiculant d’aucune façon l’appréhension d’un terme. Le repérage de déterminations inconscientes fait chuter à la fois les référents d’idéalité tout autant que ceux d’adéquation narcissique.
Ces prémisses fondent, nous semble-t-il, la distinction entre la reconnaissance de l’inconscient ou son occultation. Pour le dire autrement, l’incidence structurale de l’inconscient se situe beaucoup plus sur le versant du Réel et du Symbolique que sur celui de l’Imaginaire.
Pour tenter d’exprimer cela plus pragmatiquement, nous pouvons dire à la suite de Freud, que l’appareil psychique est une machine d’enregistrement qui se modifie constamment avec l’apport de nouveaux messages (inscription), mais sa capacité de décodage est fonction de sa préalable programmation issue de ces inscriptions antécédentes. Le Bloc magique chez Freud est une machine à percevoir qui reçoit sans cesse de nouvelles informations d’une part, mais d’autre part la matérialité qui cumule l’effet successif des inscriptions sur la pellicule de surface les conservera en les juxtaposant, en quelque sorte ce sera un palimpseste mémoriel.

Le sexe irreprésentable et ininscriptible
Il nous semble qu’au sein de la théorie de l’image, nonobstant son incontournable apport, il importe de garder en mémoire l’incidence du non spécularisable, c’est-à-dire du sexe et de sa dimension d’irreprésentable tout autant que celle d’effraction qui se révélera toujours plus ou moins comme facteur à valence traumatique. Pourquoi parler du sexe comme traumatique et irreprésentable ? Parce que, nous semble-t-il, il ne peut être ni regardé ni envisagé sans qu’il y ait défaillance moïque et parce qu’il n’y a aucun signifiant qui parvienne véritablement à le représenter.
Une illustration particulièrement éclairante nous est proposée par Freud et commentée par Pommier. “ Il existe un lien de structure entre le “traumatisme sexuel” et le “premier mensonge” proton pseudos de l’hystérique. ” (2) “ Le premier mensonge hystérique instaure le fantasme qui inaugurera le cycle du désir en tant que celui-ci fonde la mise en place de l’introjection de l’objet ”, selon Laplanche (3). Le trauma est ici considéré en tant qu’inscription. La non réponse d’un homme quelconque en position de père ou du père réel face au désir de celle qui est en position de fille est effractante, puisqu’elle authentifie l’objet hétérosexuel qu’est celui-ci. Si ce dernier est véritablement père, il ne répondra d’aucune façon à la demande sexuelle de cette dernière, d’où trauma. Donc la naissance du cycle du désir nécessite pour son instauration et sa poursuite une perte (un refus de répondre)*. Et c’est cette mise en place du manque qui permettra la répétition de la demande d’amour en d’autres lieux et vis-à-vis d’autres objets pulsionnels.
Si cette première douleur est structurante, c’est que la réponse du père inaugure la rencontre du manque dans l’autre, produit de l’absence, du manque d’objet, ce qui se constitue par ailleurs comme spécificité de l’objet en psychanalyse.
La rencontre de la béance dans l’autre permet au cycle du désir de s’autopropulser dans une projection temporelle qui aura aussi effet d’érogénéisation du corps. Ce qui se constitue dès lors comme effraction et première douleur psychique s’avère être une castration symbolique. Pour le dire autrement, la rencontre “ tuché ” du sexuel met en jeu le désir de l’autre et la confrontation aux inscriptions qu’elle produit, activera, la mise en place, la structuration de nos propres signifiants inconscients.

L’inscription de la douleur
Ces quelques préambules conduisent à d’autres questions à propos de la douleur psychique (4) : qu’en est-il de la douleur psychique dans la mise en acte suicidaire ? Quelle articulation subjective pourrait s’y jouer et de quelle place transférentielle pourrait-il y avoir lieu d’entendre ? Si nous interrogeons la dynamique de la position suicidaire, qu’en ressort-il ?
Au sein de la douleur psychique qui s’y rattache, nous inférons qu’il y a une non réponse, mais que cette fois celle-ci pourrait s’articuler à une incapacité de pouvoir inscrire en qui que ce soit l’excès que le sujet porte en lui et qui le stigmatise.
Il ne pourra d’aucune façon recevoir d’espace d’inscription chez l’autre, il est l’objet d’une carence d’interlocution. Il ne trouvera pas dans l’Autre de surface réceptive disponible permettant l’élaboration de sa turbulence pulsionnelle. Dans la situation de douleur psychique à risque suicidaire, la non réponse de l’Autre cette fois serait à rattacher à une position de castration imaginaire induite chez le sujet suicidant. Il n’a pas l’autorisation de dire, d’inscrire sa détresse en aucune surface psychique. Il y aurait du trop plein chez l’autre, de l’insuffisamment troué qui invalide toute possibilité d’inscription et de mobilisation signifiante.
À notre avis dans les approches comportementales que l’on peut facilement répertorier, celles-ci le plus souvent mettent l’accent sur la figurabilité du trauma en tant qu’événementialité, ce qui a pour effet de faciliter l’occultation réitérée de la scène inconsciente. À partir de quel souhait désire-t-on avant toute chose considérer la conduite suicidaire comme un symptôme à éradiquer ? Pourquoi l’abord des programmes publics et sociaux privilégient-ils une approche quantitative (statistique) et épidémiologique (prévention) ?
Si nous considérons les premiers textes freudiens, c’est-à-dire “ L’Esquisse d’une psychologie scientifique ” (5), ce dernier y faisait part que la douleur crée des frayages permanents et que conséquemment son incidence est déterminante tant par sa contribution à l’inscription inconsciente que par le fait qu’à partir d’elle, il y aura peu à peu distinction entre un dehors et un dedans. L’apport de la douleur est donc tout à fait déterminant dans la mise en place de la structuration subjective.
Comme le fait aussi remarquer plus récemment Nasio dans son texte Le Livre de la Douleur et de l’Amour (6), l’une des caractéristiques majeures de la dimension inconsciente est d’être le lieu de conservation de la douleur. Tout autant qu’il y a aussi lieu de cerner que lors d’apparition de douleur corporelle sans étiologie physique repérable, souvent le travail clinique met en lumière l’incidence de micro-traumas (mémoire inconsciente du corps).
Autre élément non moins négligeable souligné par Freud dans son texte “ Le Moi et le Ça ” (7), à savoir que la perception de la douleur engendre une structuration de la perception de nos organes et de notre corps. Également dans Les trois essais sur la théorie de la sexualité (8), Freud souligne que la douleur peut aussi être connotée de valeur érogène.

La douleur du Ça (le Réel)
Si nous convenons que l’apport de la psychanalyse est de déloger le Moi au profit d’une excentration du sujet : cela laisse place au primat de l’autre avec un petit a et un grand A. Une relative détumescence du Moi constituera toujours une avancée thérapeutique. Déconstruire le primat hégémonique du sens manifeste, pour donner sa véritable portée au sens latent, cela permettra au sujet de se révéler “ en exclusion interne à son objet ” (9). C’est d’ores et déjà reconnaître qu’il y a un non savoir, un insu qui est celé, recelé, qui gît au cœur du symptôme et que ce savoir est d’une radicale détermination, qu’il dépasse les seuils de notre supposition et qu’il doit trouver un lieu, un espace d’élaboration et de mise en mots.
Freud dans Métapsychologie indique que la nature économique de la douleur corporelle et de la douleur psychique serait analogue (10). La douleur psychique quant à elle ne traduirait-elle pas à la fois la reconnaissance du primat des inscriptions surgies du lieu de l’autre, lesquelles fondent l’apparition émergente d’un sujet, tout autant qu’elles authentifient que ce lieu de l’autre qui a pouvoir d’intimation subjectivante en recèle aussi un autre non moins déterminant, à savoir celui de mettre en péril la rythmicité pulsionnelle, l’érogénéité pulsatile, quand l’assomption du manque chez l’autre s’effondre et n’offre plus aucune interpellation à être un sujet qui doit advenir.

Érogénéité et douleur
Peut-on considérer la douleur comme érogène ? Freud nous répond par l’affirmative. Est-ce la douleur physique ou la douleur psychique ? Pour la pratique analytique, d’une certaine façon il n’y a pas véritablement de différence ! Pourquoi la douleur est-elle érogène ? Parce que c’est une excitation pour la psychisme, parce qu’elle est issue d’autrui, parce qu’elle signifie le désir d’autrui face à un sujet.
Comme le souligne Pommier dans l’Ordre sexuel, parfois l’absence de désir (du père entre autre vis-à-vis de sa fille) est en soi traumatique. “ La clinique montre que l’absence de séduction peut aussi exercer des ravages au même titre que la séduction ” (11)**.
Être l’objet du désir, même si ce dernier est revêtu de connotation mortifiante, suscite nourrit un certain état du narcissisme. Ne pas être désiré peut dans certains cas constituer ce qui est le plus meurtrier (effet de structure). À partir de cela, quels liens établir alors avec le patient en état de détresse suicidaire ?

La douleur : objet pulsionnel
La douleur psychique serait-elle l’indice de la certitude d’être l’objet d’un non désir ? La douleur, pourrait-on dire qu’elle puisse se constituer comme objet pulsionnel ? En terme lacanien nous parlerons d’objet (a). Selon Nasio (12), dans certaines conditions particulières, il est possible de considérer la douleur comme objet (a). Toujours selon ce même auteur, trois conditions sont exigibles : soit une condition imaginaire et deux conditions symboliques. La condition imaginaire ce serait que l’objet ait une forme que l’on peut capter. Les deux conditions symboliques seraient qu’il y ait une surface orificielle captante et que l’objet soit sujet à une double demande.
Nous proposons que la perte de la capacité invoquante serait à considérer en tant que chute de l’objet voix pulsion et que cette apraxie signifiante constitue en quelque sorte l’agent structural qui articule la détresse suicidaire (13). La composante imaginaire associée à cet état, nous la qualifions de phallicisation du corps propre, lequel acquiert alors un statut de signifiant. Les composantes symboliques, la première serait celle du corps entier, paralysé, lieu d’une sidération térébrante, en quelque sorte cri muet ; la deuxième condition symbolique, à savoir celle de la double demande, se constituerait du côté du sujet suicidant, au moment où il ne pourra que très minimalement signifier son état de détresse ou carrément pas du tout, il est DOULEUR. Du côté de l’Autre, toujours au sein de la deuxième condition symbolique, l’interlocuteur du sujet suicidant aura à être récepteur sinon réceptacle de la douleur psychique, et ce, de façon impérative.

Langage et meurtre de la chose
C’est à partir de ce constat que nous parlerons de TRANSFERT D’INSCRIPTIONS. Nous croyons que par le biais de la médiation matérielle de la pulsion invoquante, la douleur se constitue comme objet, et ce, au sein de problématiques où l’excès de l’inscription, l’intensité reçue par le percevant (percipiens selon Lacan) dépasse la capacité d’élaboration et de métabolisation pour celui-ci.
La douleur psychique est captation des inscriptions inconscientes, emmagasinées, sédimentées en attente d’être décodées, traitées et élucidées. Selon François Perrier, “ la négativité de la pulsion de mort, l’institue comme pulsion de subjectivation ” (14). À propos de la pulsion de mort, autre trait à garder en mémoire, pour nous en tant que lecteurs de Freud et de Lacan, avant même de recouvrir une nécessité originaire de différenciation entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation, le concept de pulsion de mort insiste quant au fait de nous servir à identifier que toute structuration est LANGAGIÈRE et que de ce fait, la mortification est inhérente au parlêtre (le concept étant le meurtre de la chose), puisque jamais à aucun moment il ne pourra y avoir coïncidence entre le dire et l’être (structure).
Du point de vue de l’économie structurale, la clinique de la pulsion établit la déhiscence entre la quête de la pulsion et le ratage de son objet, puisque l’objet est toujours un manque d’objet. Ces données incontournables de l’expérience clinique conditionnent au sens le plus radical la perte, l’inadéquation, le manque comme agents cautionnant l’incidence de la pulsion de mort.

La réversion de la pulsion
Si la pulsion est inconsciente, si notre mémoire est inconsciente, si la douleur psychique est conservée, archivée, cumulée dans les strates de l’inconscient, nous saisirons d’autant plus facilement combien l’appréhension, le décodage et la compréhension d’une situation de détresse suicidaire nécessitera d’attention, d’articulation et de disponibilité psychique.
Autre caractère incontournable et d’une extrême efficacité structurale, soit la réversion de la pulsion. La réversion de la pulsion est l’effet dynamique issu du lien à l’autre. Cette réversion s’articule au point phallique (cross cap). Il est supposable que pour l’infans, la toute puissance de l’autre primordial est en quelque sorte de l’ordre d’une phallicisation appliquée à la mère ; qu’elle soit supposée pourvue d’un phallus imaginaire ne serait que la confirmation de la première proposition. Dans la cure, l’inscription des signifiants de l’analysant dans le lieu d’écoute de l’analyste est en soi un effet de réversion qui, du seul fait de ce positionnement, engendrera des effets d’accalmie du symptôme.
Reprenons ensemble le parcours que je tente de faire avec vous. Si le trauma est envisagé, non pas seulement dans sa positivité phénoménale a posteriori, mais bien dans sa spécificité incontournable d’inscription première (structure) : l’autre est effractant et il engendre une douleur qui fracture un espace supposé idéal (imaginaire).
Les suppositions de la pensée vacillent lors de la confrontation au constat des inscriptions premières répertoriables que dans l’après-coup. Dans certaines circonstances tout à fait spécifiques, cela peut contribuer à la mise en place d’une situation à risque suicidaire.

Transfert d’inscriptions
Ce qui tente de se dire, dans un passage à l’acte suicidaire fait voler en éclats les certitudes moïques antécédentes. Ce sera toujours aussi une demande d’amour, c’est-à-dire le souhait d’être décrypté à partir des inscriptions inconscientes qui traversent un sujet et non pas à partir de ce qu’il pourrait offrir au regard d’autrui.
Au cœur de toute tentative suicidaire, gît toujours un désir de transfert d’inscriptions qui s’articulera à partir de la sensation endopsychique qu’il n’y aura pas suffisamment eu de décodage de sa détresse psychique (Hilflosigkeit). Chez l’Autre, il pourrait ne pas y avoir eu suffisamment réception, perméabilité, consentement à se laisser atteindre, à se laisser bouleverser, à se laisser inciser par le tranchant de la vérité inconsciente de l’autre !
Un lien thérapeutique ne se produit que lorsqu’il y a mise en disponibilité de son propre inconscient, ce qui suppose aussi de se laisser entamer par les dires du patient. La neutralité bienveillante est tout sauf de la froideur ou de l’indifférence. La parole affecte autant le locuteur que l’interlocuteur mais pas de la même façon. Il y a dissymétrie des places (Fédida).
Pour qu’il y ait transfert, il faut capter le dire. Le transfert ne peut finalement trouver son efficace qu’au sein du transfert d’inscription. Quand un clinicien croit agir au sein d’images, en définitive le véritable enjeu, le point d’effectuation de l’acte analytique, se situera toujours ailleurs.

Invoquer le manque dans l’autre
L’agir suicidaire serait la figuration de l’impraticabilité de la subjectivation symbolisante qui passe par le manque dans l’autre. Le passage à l’acte vise essentiellement à évider le trop plein de la phallicité imaginaire de l’autre, de telle sorte qu’une perforation, un trouage puisse se produire pour que chute la supplémentation de l’en trop mortifère. Le trou dans l’autre suppose la disponibilité, l’espacement pour qu’il y ait place à de l’inscription, en quelque sorte une plasticité sans réserve au surgissement de l’hétérogénéité d’autrui. Les attentes imaginaires doivent autant que faire se peut céder le pas à la production de Réel. Produire du trou, c’est assurer à nouveau la circulation de signifiant en signifiant, quête incessante et infinie afin que puisse advenir sans répit de l’inconnu !
Ces points de vue théoriques entraînent certaines conséquences. Ils réfrènent la propension à vouloir éliminer l’inconfort du symptôme. Ils proposent une sensibilisation au repérage des effets signifiants (hors image). Ils dépathologisent les conduites à risque ou tout au moins allègent la lourdeur du référent nosographique. Ils supposent une position d’écoute, une perméabilité, une porosité à se laisser interroger par les signifiants de l’analysant, à entrer en résonance inconsciente avec ceux-ci, à se laisser constamment réinterroger, et à certains moments peut-être même à vaciller dans nos propres repères signifiants.

Il ne pourrait y avoir de clinique auprès de sujets suicidants que s’il y a d’abord prise en compte de l’inconscient comme instance qui détermine un sujet, de la mémoire en tant qu’inconsciente, du corps comme porteur des traces de sa constitution au lieu de l’autre, du primat de l’Autre, du discours de l’Autre, du trauma comme fondateur de l’appareil psychique, de la douleur comme empreinte du fait des inscriptions constitutives, de la demande d’être entendu comme demande d’être reçu dans l’articulation de son manque historial, là où il y aura du trou, il y aura de l’espace en blanc...disponibilité....à ce que de l’inscription palpite....

NOTES

1-LACAN Jacques, Cahier pour l’analyse, 1966, n° 3, p. 10.
2-POMMIER Gérard, L’Ordre sexuel, Paris, Éditions Flammarion, 1995, p. 169.
3-LAPLANCHE Jean, Le Primat de l’Autre, Éditions Flammarion, 1997, p. 49.
* Le refus de répondre se constitue comme maniement structural de la cure.
4-LÉVESQUE Monique, “ La douleur psychique : Hôte avec permis de séjour [À propos du texte Le Livre de la Douleur et de l’Amour de J. D. Nasio] ”, texte inédit, juin 2000.
5-FREUD Sigmund, “ L’esquisse d’une psychologie scientifique ” (1895), in Naissance de la psychanalyse, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, © 1956, p. 327.
6-NASIO Juan-David, Le Livre de la Douleur et de l’Amour, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1996, p. 135.
7-FREUD Sigmund, “ Le Moi et le Ça ” (1923) in Essais de psychanalyse, Paris, Éditions Payot, 1981 , p. 193.
8-FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris, Éditions Gallimard, © 1962, p. 103.
9-LACAN Jacques, Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 861.
10-FREUD Sigmund, “ Deuil et mélancolie ” (1915) in Métapsychologie, Paris, Éditions Gallimard, © 1968, p. 174.
11-POMMIER Gérard, op. cit., p. 165.
** Le sexuel in absentia se relie, selon Christophe Dejours, au lien entre somatisation et pulsion de mort, voir Le Corps d’abord, Éditions Payot, 2001.
12-NASIO Juan-David, Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan, Paris, Éditions Rivages, 1992, p. 136.
13-LÉVESQUE Monique, “ Incandescence ou de l’impraticable exil ”, Frayages, n° 2, pp. 83-86.
14-PERRIER François, La Chaussée d’Antin 1, Paris, Union Générale d’Édition, Collection “ 10-18 ”, 1978, p. 192.


Monique Lévesque
16 mai 2002

(haut)

 

INCANDESCENCE OU DE L'IMPRATICABLE EXIL

"Cime et abîme sur la même ligne"

H .Michaux


Ce geste ultime maintes fois qualifié de tentative suicidaire dans le milieu hospitalier psychiatrique, nous le qualifions d’Acte par excellence dans la mesure même où le sujet inconscient radicalise ce qu’il peut en être de la véhémence de l’appel à l ‘Autre, comme condition du fondement de son être et de son existence.
Lorsque les refus d’entendre à la fois gauches et polis se sont quelque peu répétés, quand l’assurance strangulante et béate du Même a suffisamment exercé son pouvoir d’asphyxie, lorsque l’obturation de toute voie signifiante ainsi qu’une rassurante surdité systématisée finalement se joignent en maîtres absolus, alors la voie royale d’une magistrale invocation à “ du plus jamais pareil ” s’ouvre, comme lieu de délivrance et espace de promesse.
Passage initiatique, transe éleusinienne, mimésis gnosique, sortir du Même, émerger du bourbier idéologique consommatoire, s’arracher à la mort étatifiée parfois, déjà, depuis l’époque de ce qui aurait dû être une naissance !
Moment où un corps mutique exacerbé se mue en cri imprononçable, ce qui le transforme dès lors en Corps-Cri de sujet suicidant. Ce corps-là, impossible de l’engourdir avec un léger débit de glossolalie idéologique, ce corps-là, ne peut être réglementé par une quelconque posologie médicamenteuse, ce corps-là, ne peut de surcroît être récupéré par le nouvel ordre clérical des thérapies dites “ corporelles ”.

L’espace de l’objet (a)
Le Corps-Cri est étranger à tous les lieux d’assurance et d’endoctrinement, il est objet igné en perdition dans un lieu d’horreur, de foudre et de feu, moment d’implosion de tout corps vivant : il a expérimenté l’espace de l’objet (a).
Inhabitable cet espace-là, invivable ce corps-là, inexpugnable cette apocalypse. Comme seul espace potentiel s’offre celui d’un passage à l’acte suicidaire ! Comment décrire cet espace de l’objet (a), qui a principiellement pour caractéristique d’être la subversion en acte de toute capacité de représentation ?
Comme seuls guides, les amarres imaginales de la métaphore et les effets répercussifs de la métonymie. Nous proposons cette formule de l’espace de l’objet (a), en supposant connu, qu’en psychanalyse, la constitution de l’objet a affaire avec la distanciation de “ la Chose ” et que le concept d’objet se réfère à la fois à une topologie de l’évidement et à un Réel dont le sujet est exclu.
À l’intérieur du corpus psychanalytique lacanien, c’est “ la reconnaissance de la pulsion ” (1), et la production qu’elle engendre, qui autorise le repérage de ce type d’objet, prénomme a. Ce sont : le sein, les fèces, le regard et la voix. Objet cause de désir et objet de la pulsion. Structuralement, il y a confrontation de la béance du sujet et de la tentative de retrouvaille de l’un ou de plusieurs de ces objets perdus (ou plus rigoureusement en perte à l’infini).
Dans la tentative suicidaire, ce n’est pas n’importe lequel de ces objets (a) qui entre en jeu mais bien celui qui se révèle le plus archaïque, et corrélativement celui qui se spécifie d’être le plus radicalement distinctif de l’être parlant, à savoir la voix. À partir de cet objet (a) voix, nous dénommons espace de l’objet (a), le moment et / ou le lieu localisé, où s’interrompt le battement pulsatoire du trajet de la pulsion invoquante.
L’expérience auprès de suicidaires nous a fait entendre qu’étant donné la sidération mutique exacerbée qui s’y manifeste, l’objet (a) voix y tenait une place privilégiée. L’économie structurale ainsi sapée dans son fondement, laisse place au déferlement d’un espace hors représentation. C’est la rupture du rempart de l’efficacité symbolique qui a pour effet, nous semble-t-il, de permettre la prolifération métastatique de la sidération mutique avec son accompagnement d’horreur et de panique. L’horreur comme telle à la structure de l’objet (a).
“ Elle n’est rien d’autre que cet objet même, non pas tant du côté du gonflé imaginaire par quoi l’objet fait semblant de se prêter au maniement, mais du côté de son asphéricité déchirante ” (2).
Non seulement ne pas trouver les mots, mais se heurter à une détresse insignifiable, ouvrir la bouche sans pouvoir émettre un seul son : stridence du cri muet.Y a-t-il possibilité de sauvegarde pour un corps vivant quand de telles zones de destruction se sont aménagées, quand de tels espaces de corrosion ont pu se propager ? “ C’est brûlé ”. Les dommages entament donc le réel du corps propre. Être en proie à l’horreur sans pouvoir hurler à s’en rompre les cordes vocales, telle est la sidération mutique du sujet suicidant.
Dans l’espace de l’objet (a), le mot acquiert un statut de quasi matérialité, ce qui alimente une sensation d’invasion ou de pénétration par ceux-ci. Le corps se vit comme scindé, percuté, disloqué ou comme objet incandescent ; pas étonnant que le sujet désire se défenestrer afin d’échapper à cette tyrannie sidérante et ainsi se délivrer de cet état infernal.
Pour un témoin, plutôt difficile à supporter, c’est quelque peu gênant, peut-être même pourrait-on y perdre de vue ses repères habituels. Se défenestrer, c’est pour le moins sortir du cadre usuel de nos représentations ; se tailler les veines, ça finit par interrompre le battement du pouls ; se gaver de tranquillisants, c’est pour le moins un acte gastronomique subverti.
Si l’horreur conditionne l’invalidation de toute signifiance, la sidération a pour effet d’immobiliser le flux temporel, ou le plus souvent fait place à une temporalité de la panique. Le célèbre tableau de Munch, “ Le cri ”, en constitue une figuration privilégiée : une bouche ouverte tente vainement de proférer un son, mais c’est le trou béant du silence qui absorbe le regard du spectateur. Qu’y a-t-il de plus violent qu’un cri muet ?
Si ce Corps-Cri perfore les oreilles du thérapeute, s’il fracasse les certitudes imaginaires de tous et de chacun, si le tympan du refrain idéologique se rupture, peut-être y aura-t-il naissance de l’Autre, moment de vagissement et parfum de langes !
Pourquoi l’obturation de toute voie signifiante avec son corollaire de temporalité sidérée est-elle si décisivement mortifères pour un sujet ? Peut-être parce que si l’écrivain n’écrit jamais qu’un seul livre, si le peintre ne produit qu’un seul tableau, l’être parlant n’est un vivant que pour la profération d’une seule énonciation. Face à l’impossibilité de la praticabilité de ce mouvement d’un corps désirant, seule la mort devient capable d’inscrire cette apraxie signifiante.
Lors de l’incapacité de proférer un appel, les conditions de la capacité de symbolisations sont évidemment mises en échec. L’imminence d’un sentiment d’effondrement gagne du terrain, il y a alors perception d’une précipitation accélérée de la temporalité accompagnée d’un sentiment aigu d’effondrement inexorable : ce que nous dénommons “ temporalité de l’effondrement en cascade ”.
La certitude de l’incapacité d’affrontement efficace de la situation ressentie envahit irréversiblement le sujet, ce qui dans certains cas peut même aller jusqu’à une submersion par le Réel, à moins qu’une intervention éclairée ne vienne interrompre ce procès de la Mort Toute.

Invocation primordiale
La voix d’un corps vivant est seule transcendantalité, semble-t-il, par rapport à l’espace de l’objet (a). À l’origine, la constitution de l’objet s’effectue par le biais du cri proféré vers l’Autre : lors de ces appels invocatoires primordiaux, la position du sujet se fonde et s’appuie essentiellement dans la réponse élaborée au lieu de l’Autre.
Dans ces moments initiaux, c’est toute la vie du nouveau-né qui est en jeu (3). La radicalité de la détresse suicidaire vient se loger en ce lieu et en cette place de l’invocation primordiale. Le cri ne peut devenir appel qu’après avoir été reconnu comme tel par autrui, et par la suite, seulement “ le cri confère son caractère à l’objet ” (4).
La voix pulsion en tant que trame phonique qui porte le cri, ne serait-elle pas l’objet le plus primordial ? (5) Cette position théorique suppose une fracture du référent épistémologique usuel, à savoir le positivisme. La positivité de l’objet chute pour laisser libre cours à l’allotropie des inscriptions signifiantes, à leur caractère d’étrangeté et de nomadisme.
L’objet (a) découpe alors des lieux érogènes signifiants et pulsatiles qui rythmeront l’erratique trajectoire du désir. N’est-il pas aussi celui qui, par son tranchant symbolique, génère le caractère temporel de toute quête de l’ailleurs ? Parler, se faire entendre, n’est-ce pas toujours quelque peu se mettre en position d’hallucination en acte ? Le risque peut être tenté, celui de rencontrer la coupure, pour que du corps soit arraché à la répétition.

La dangerosité
En matière de clinique suicidaire, la question de la dangerosité nous semble un faux problème ou peut-être davantage un problème mal posé. Si jusqu’à maintenant les instances usuellement responsables s’estimaient dépositaires et législatrices de cette évaluation, il ne faudrait pas mettre en veilleuse la question de savoir quel pouvait en être le bénéfice offert en retour au suicidaire ? Le statut d’asilaire… parfois dans des circonstances ultimes. Mais si le qualificatif de dangerosité est posé, quelles sont les voies thérapeutiques non seulement proposées mais bien effectivement appliquées, et surtout quelle en est leur pertinence clinique ? Compte tenu du fait que jusqu’à maintenant le cœur de cette problématique reste encore obscur (6), quelques intervenants parmi les plus circonspects avoueront leur profond sentiment d’impuissance.
À la lumière de l’expérience, certes, une part d’impuissance apparaît inéluctable, ce qui dès lors rend d’autant plus nécessaire la tentative d’opérer d’autres lectures, d’inventer d’autres attitudes d’écoute, de se soumettre enfin au questionnement de théorisations à la fois plus arides, et certes exigeantes, ce qui d’autre part les constituent en tant que porteuses de mutation épistémologique.

L’analyste scribe
Si l’analyste lit, et entend cette profération mutique et pressent la proximité du passage à l’acte, principiellement comme tentative de désidération, alors il peut oser tenter d’opérer une translittération (7) à partir de cet espace corrodé, radicale mise en œuvre sublimatoire. À cette détresse insignifiable, à cette paralysie sidérée, à cette invocation muette, il peut opposer une élaboration d’invention, de greffe et de réécriture dans une zone labile, intermédiaire et fictive, ALTÉRITÉ EN ACTE.

NOTES

1 LACAN Jacques, Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 219.
2 MILNER Jean-Claude, Les Noms indistincts, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 67.
3 Problématique de la mort subite du nourrisson.
4 FREUD Sigmund, “ Esquisse de psychologie scientifique ” (1895) in Naissance de la psychanalyse, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, © 1956 , p. 377.
5 THIS Bernard, Le Père : Acte de naissance, Paris, Éditions du Seuil, 1980.
6 Prévenir le suicide au Québec.
7 Terme proposé par Jean ALLOUCH, Littoral, n° I, p. 93.


Monique Lévesque
Frayages, n° 2, 1985.

 

(haut)

PLAIDOYER POUR UNE CERTAINE ÉTRANGETÉ
“ Moi, la Vérité, je parle ”
J. Lacan


Qu’est-ce que cette allégorie lacanienne suppose ? Qu’il y ait eu de l’inscription, qu’il y ait eu écriture, qu’une surface à décrypter soit offerte à notre lecture de telle façon que le regard soit déplacé, par ce qui fera trait, tache ou rature.
Quel univers serait le nôtre sans l’existence de l’inscription, de la lettre et du marquage par le symbolique ? Que serait l’archéologie sans vestiges enfouis dans le ventre de la terre : tombeau de pharaons où reposent vases, ustensiles, armes et bijoux, amphores, parures et monnaies ! Que serait le statut d’un sujet humain si l’accès à la vérité de son histoire ne pouvait lui devenir accessible au sein des méandres de l’inscription ?
Nous tenterons avec vous d’indiquer trois vecteurs que nous supposons à effets de vérité : la matérialité du signifiant, la chute de l’image et la désagrégation de l’objet.

De la matérialité d’un regard à celle du signifiant
Le regard capté par le corps de femmes hystériques aura été le lieu des premières interrogations freudiennes. Cette matérialité hystérisée fit en quelque sorte irruption sur la scène du savoir et obligea les doctes tenants de l’exercice du pouvoir d’alors à s’interrompre, à être happés par la véhémence disruptive du symptôme et à revisiter les fondements de leur certitude discursive. Laquelle conception s’appuyait sur le primat de la conscience et se croyait modulée de ce fait par les aléas d’un volontarisme individuel issu d’un organicisme constitutionnel et concomitant à une détermination héréditaire certaine.
L’outrageante obscénité de la symptomatologie hystérique (paralysie, contracture, perte de conscience, etc.), Breuer et Freud tenteront de la harnacher d’abord par les voies de l’hypnose et de la suggestion. Les névralgies, les cécités ou les aphonies auront été graduellement dépouillées de leur gangue neurophysiologique de telle sorte que l’étiologie psychique peu à peu se dégage et prenne forme.
La théâtralité hystérique provoquait sans nul doute assez radicalement le commentaire. L’accent y était mis d’abord sur la figurabilité ou le repérage du trait, sur la reproductibilité de certains phénomènes ainsi que sur l’obscénité circonstanciée de certains gestes corporels. Tous ces éléments étant sans nul doute facteurs de transe pour le regard pétrifié des sémiologues à visée de repérage nosographique.
De Freud à Lacan que s’est-il produit ? Le regard s’est longuement déplacé de l’observation du corps à celui d’un décryptage de la trace mnésique, laquelle se spécifiait peu à peu en tant que susceptible d’engendrer des marques ineffaçables (conception du traumatisme), de telle sorte que l’instauration ultérieure d’une subjectivité tout à fait particulière en devienne l’effet. Toutefois l’événement comme tel ne pouvant être repérable que par ses vestiges langagiers et de ce fait la levée du refoulement pouvant devenir susceptible de s’effectuer. Neiderschrift dit Freud, nachträglich dira Lacan relisant Freud. D’ores et déjà la vérité est “ couchée par écrit ”, elle se dévoilera le plus souvent dans l’après-coup.
Freud nous dit aussi : “ L’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité ” (1). Ce qui touche au plus près la vérité d’un sujet est donc posé d’emblée comme non-accessibilité à la conscience. L’accès à la vérité se révèle donc être celui du symptôme, du lapsus, de l’oubli, de l’acte manqué et du rêve. Voie royale à la déconstruction des assertions antérieurement rivées à des certitudes inertes.
D’une certaine façon, nous pourrions affirmer encore aujourd’hui que cette pratique, celle de la psychanalyse, suscite toujours les plus vives résistances pas tellement moindres que celles que Freud rencontrait lui-même en présentant, à ses confrères médecins, l’étiologie des névroses en tant que s’originant du sexuel.
Avec Freud, il y a coupure et rupture irréversible. Avec Lacan, il y a relecture et invention d’une autre discursivité.
Le primat de la raison a été dévissé de son socle, l’objet interne se révèle principalement par le raté, l’accroc et le dérapage ; la troisième blessure narcissique s’impose à l’être humain. Il est parlé, traversé et subverti dans le seul lieu qu’il croyait avoir pu maintenir inviolé, celui de son espace psychique et mental. Qu’en résulte-t-il encore aujourd’hui ? Est-ce que cet espace de rupture épistémique est vraiment perçu et pris en compte ?
Freud aura été en quelque sorte le poseur de mines qui, par la découverte de l’inconscient, par la rigueur de son questionnement, par l’exercice d’un pragmatisme spéculatif sans cesse remanié, aura sabordé les savoirs de la bonne conscience instituée. Travail d’écrivain où seule la sorcière métapsychologique lui permettra de témoigner de l’architectonique polymorphe engendrée par ses observations des vicissitudes de la clinique.
Lacan aura été celui qui inventorie dans l’après-coup les effets “ dévastateurs ” des secousses telluriques amorcées par Freud, pour ensuite les réinscrire dans une discursivité Autre, facilitant par là leur déploiement, de même que cette transcription permettra l’instauration d’une radicalité proprement structurale.
Pour que Lacan ait pu relire Freud, y aurait-il eu effacement de ce que le père de la psychanalyse a tenté de nous communiquer, de telle sorte qu’après une assez longue période d’oubli il y ait résurgence des sources originaires ?
Désormais pour cet analyste qu’est Lacan le signe ne représentera plus quelque chose pour quelqu’un, mais plutôt ce sera le signifiant qui représentera le sujet pour un autre signifiant.
Ce qui s’y joue, c’est à la fois le statut du sujet de l’inconscient, celui de l’objet en psychanalyse ainsi que celui de la spécificité de la modalité de marquage de l’animal symbolique qu’est l’être humain par le signifiant. Comme le souligne si pertinemment Danièle Lévy :
“ Que personne n’ait pensé à mettre en rapport les sciences du langage et les sciences du sujet est proprement stupéfiant. D’autant plus que celui qui l’a fait, ne l’a pas dit et celui qui l’a dit, on ne le croit pas. ” (2)
La fracture introduite dans la conception classique du signe perfore la certitude qu’avait le regard en tant qu’agent de lisibilité immédiate des données de la conscience. Le référent épistémologique usuel devient dès lors frappé de caducité ainsi que son présupposé de figurabilité à caractère d’exhaustivité. C’est aussi ce que nous confirme Lund à propos de la téléologie du sens : “ celle-ci s’inscrit dans l’ordre d’une conception “visualiste”, si l’on peut dire, de la connaissance, où l’appropriation du monde se réduit à une pure fonction de la vue ”.(3)
Donc avec Lacan une chute du regard. Mais dans un même mouvement le regard de ce dernier se pose sur le corpus freudien et sur le souci d’intelligibilité qui y est mis en œuvre, sans cesse repris et constamment remanié. De cette rencontre “ tuché ” surgit l’instance de la lettre dans l’inconscient en tant que littéralisation du sujet et autonomisation du signifiant.
Quel est donc l’effet à proprement parler de l’opération de détournement du signe saussurien effectué par Lacan ? L’effet prédominant sera que “ le langage n’est donc plus à penser à partir du signe ” (4), et que d’ores et déjà il y a évacuation de tout nominalisme et de tout conventionnalisme, tel que d’ailleurs l’avait antérieurement spécifié Saussure en dénonçant “ la conception de la langue en tant que nomenclature ” (5).
Que recouvre plus spécifiquement cette opération dite de détournement ? La définition saussurienne du signe se lisait signifié / signifiant, le tout formant une globalité différentielle s’articulant dans un double mouvement de ces deux composantes évaluées comme renvois biunivoques.
[Schéma du signe saussurien : voir F. De Saussure, Cours de linguistique générale, deuxième partie, chapitre IV, § 2]
Lacan introduit une coupure dans les deux étagements du signe, le parallélisme disparaît et l’algorithme s’écrira désormais S/s, soit signifiant sur signifié.
Il y a dès lors butée sur la barre, destruction de l’unité structurale du signe et désignation de deux étapes distinctes. L’autonomisation du signifiant prend d’abord effet de la barre qui résiste à toute signification. L’algorithme devient “ le signe en tant qu’il ne signifie pas ” (6).
De ce fait, c’est l’invalidation, l’obsolescence d’une conception du monde fondée sur l’assignation des places, des êtres et des choses en tant que corrélatif d’un espace de la représentation axée sur un diptyque, à savoir d’une part les objets du monde (y compris l’homme) en tant que signifié et/ou concept, et d’autre part leur image en tant que signifiant et / ou image acoustique.
Ce qu’apporte le remodelage de l’apport saussurien, à savoir l’autonomisation du signifiant : c’est que le langage parle tout seul (lecture de Joyce), dit autre chose que ce qu’il paraît dire, à savoir ce que la lisibilité positivante offre au regard. Ce qui s’inscrit, dès lors comme effet de lecture de l’œuvre freudienne, comme fidélité à la radicalité subvertissante de l’autre scène, sera l’effet de l’inscription inconsciente (rêve, lapsus, acte manqué), là où ça parle et là, où le sujet se révèle, où il ne pense pas penser.
Pour ceux et celles qui n’auraient pas eu le plaisir de parcourir le texte de Nancy et Lacoue-Labarthe, je vous souligne au passage ce qui selon ces auteurs caractérise le signifiant pour Lacan. Tout d’abord sa localisation, son caractère discret et finalement son insécabilité. La relative déconstruction saussurienne opérée par Lacan permet de rendre opérationnelle une matrice déterminante pour une relecture de Freud, aussi bien que d’y trouver là une instrumentation qu’il utilisera de manière indéfectible pour ses élaborations ultérieures. Il y a mise en place d’un obstacle qui résiste au franchissement de la barre, un point de butée irréductible qui isole l’hétérogénéité de deux ordres : soit le signifié et le signifiant.
Le point de butée précédemment décrit s’articulera aussi à ce que Lacan nommera le mur du langage et qu’il illustrera par le biais de son schéma L. Ce qui en ressort principalement c’est que le langage préexiste au sujet, le sujet y est déjà inscrit dès avant sa naissance, il se voit attribué une certaine place issue du désir de ses géniteurs à son égard, et finalement ce qui interpellera l’infans, s’effectuera par le discours de l’autre, qui lui est adressé dans le champ de la parole et du langage. Ce qui produit irrémédiablement de la dissymétrie et de la non-réciprocité.
[Schéma L : voir J. Lacan, Écrits, p. 53]
Bien évidemment, à l’intérieur du discours de l’autre, il y a toujours un autre discours en filigrane qui se glisse subrepticement. Le signifiant lacanien permet d’avoir un bref aperçu, de mesurer l’hiatus de ce point de trouée à l’intérieur de l’articulation langagière. La matérialité signifiante façonne, martèle et burine un corps de sujet, de telle sorte que le numérotage subjectif sera toujours de l’ordre d’un unique en son genre. Les effets d’imprégnation du matériau discursif ne prendront leur plein essor que lors de l’après-coup, prégnance d’ordre imaginaire tout aussi bien que d’ordre réel.
En d’autres termes, la matérialité signifiante inaugurée par Lacan est strictement et essentiellement discursivité. Le signifiant ne s’adresse à personne, il est purement formel, sa propriété est de circuler et par le biais de la fonction métaphorique et de la fonction métonymique, d’engendrer des effets de sujet. Matérialité et / ou praxis textuelle en quelque sorte hors sens. Le sens n’est ni posé a priori en tant que signifié préalable, ni téléonomisé en tant que référé à un ordre transcendantal. Ce qui se solde par une perte de la fonction de la possibilité d’une représentation eidétique, complétante et idéale.
Tels les yeux crevés d’Œdipe, telle la cécité du regard, position nécessaire et inamovible, car il n’y a aucune représentation qui puisse être susceptible de représenter un sujet. Le langage est donc la condition de l’inconscient en même temps qu’il indique la faillite de toute tentative de nomination dans une perspective de coïncidence quelconque.
La prévalence du signifiant, et / ou une pratique de la lettre, présuppose donc un travail artisanal qui consiste à laisser se dérouler et insister la chaîne signifiante de telle sorte que de l’évidement se produise. Une fois la théorie du signifiant identifié en quelque sorte en tant que “ pierre philosophale ” de la psychanalyse lacanienne, il devient alors possible de se pencher sur un autre levier conceptuel utilisé par Lacan : celui du Moi en tant que feuilletage imaginaire s’originant à partir de la surface spéculaire lors de la phase dite du miroir.
Jusqu’ici, qu’avons-nous fait de notre titre de transport, “ Moi, la Vérité, je parle ”, l’avons-nous égaré ? Peut-être pas. Tout autant que le déploiement de la chaîne signifiante n’arrivera à dire le vrai sur le vrai, mais simplement à l’évoquer, ainsi en est-il du miroitement des oripeaux narcissiques, ce ne sera que par le décollement de l’adhésivité des images, que quelques bribes de signifiance de l’ordre de l’approximation d’un brin de Vérité pourra se faufiler là, où le plus souvent un signifiant fera basculer, voler en éclats, l’image préalablement investie en tant que validante.

De la déchirure de l’image à l’aphanisis du sujet
Si la Vérité est celle qui parle au sein des trébuchements de la parole, du symptôme ou de l’oubli, il n’y aura dès lors aucune surprise pour chacun d’entre nous, lorsque nous établissons le constat quotidien combien d’individus se méfient, combien ils ont peur des mots ! À cet égard, l’essai magistral de Ginette Pelland fait ressortir combien ce que “ ceux qui tremblent devant les mots refusent d’admettre, c’est bien la réalité effective de la chose inconsciente ” (7). Cette peur est d’autant plus justifiée que c’est là le lieu, le topos, l’entre-deux d’où peut surgir de la manière la plus impromptue et la plus saugrenue de la Vérité.
Le signifiant, avons-nous dit, est couché dans la parole, il n’émergera qu’à la suite de la reconnaissance de l’antériorité d’une compromission obligée avec ce qui a pris forme et consistance au lieu de l’Autre, que ce soit un trait disruptif, une marque incisive ou une entaille distinctive. Le Réel est donc chiffré. Quel est donc le support à ce Réel ? Certains diront peut-être le corps traversé par le pâtir, toutefois, si nous voulons resserrer quelque peu, tout analyste de sympathie lacanienne vous répondra immanquablement “ lalangue ”.
Lalangue est ce qui porte, transporte et déporte le sujet, là où il ne se savait pas sachant, elle en dit toujours un peu plus, un peu autrement ou tout à fait abruptement, ce qui peut alors surgir, parfois, pourra prendre forme d’inquiétante étrangeté, d’aphanisis du sujet, point où se fracassera la docte normalité assurée et rassurante. Souvent là aussi, où, la bêtise se gausse en s’agglomérant dans le flux redondant du discours hypnagogique dominant. Lalangue donc, écriture du discours de l’altérité la plus radicale, celle de l’inconscient.
Comme l’affirme si pertinemment Anne Élaine Cliche dans l’un de ses récents textes : “ Écrire, c’est voler au réel ce qu’il a d’insignifiable, pour le donner à l’ordre littéral ” (8). Toutefois, c’est aussi dans un même mouvement, mais dans un sens inverse, qu’écrire ne pourra s’effectuer que dans une incessante quête qui tentera de rendre compte de ce qui a été inscrit primordialement, et qui a eu pour effet de précipiter tel effet de sujet. L’autorité de la lettre serait donc précisément de subjectiver.
Qu’est-ce qu’un sujet ? Celui qui est couché dans le lit ou la lie du signifiant ? La robe latine indique assez bien ce que ce qualificatif suppose : sub / jectum, c’est-à-dire mettre sous, jeter, placer dessous, au pied de, soumettre, assujettir, sous la dépendance, subordonner, substituer, etc.
Être sujet, ce serait donc être assujetti à un ordre préalable (le symbolique), vis-à-vis duquel un certain type d’affectation ayant eu lieu, de telle sorte que le sujet y trouve à la fois son assise, tout autant que la limite de sa liberté.
Ainsi, le travail langagier à l’intérieur d’une cure, puisqu’il donne libre cours à la parole, pourra permettre de délier les entraves qui immobilisent un symptôme, ce qui ne veut pas dire l’abolir, mais plutôt ouvrir les digues qui lui permettront de laisser sourdre la polysémie qui sommeille en lui.
Pour le dire autrement, l’objet de la psychanalyse est un objet ÉCRIT et cet objet ÉCRIT, c’est le SUJET. L’élaboration théorique lacanienne disloque irrévocablement les adéquations entre le langage et le signe, entre le langage et sa fonction d’idéalité, de telle sorte qu’il n’en restera plus qu’une matérialité, praxis signifiante structurale, transcendante au sujet, une heuristique sans téléonomie.
Ce qui dès lors inscrit le parcours d’une analyse dans le cadre d’une radicalité “ intersubjective ” maximale et qui engage du même coup un travail de déportation du Moi, devant se solder, au mieux, par la mise en perspective de quelque chose ayant trait à un exil susceptible de se réitérer en permanence.
Puisque “ le sujet est ce qui se nomme ” (9), et que de ce fait il y a nécessaire référence à ce qu’il en est de l’ordre de la Vérité. La Vérité ayant affaire au trait distinctif qui mettra en mouvement la concaténation signifiante. Le nom étant le lieu où le trait, la marque, s’épure dans sa texture différentielle, ce qui simultanément pointe la racine de la fonction de la Répétition.
La lettre produit du sujet. Le Sujet non repérable au sein du défilé des images en miroir (cet investissement narcissique ayant été structurant certes), une fois cette gestalt instaurée, vivra l’usuelle obturation des discours d’autrui à son égard s’étayant la plupart du temps à partir de références imaginaires. Le désir de l’homme étant le désir de l’autre, il y a désir de désir, mais surtout souhait d’être désiré en tant que sujet, là où il n’y a pas de représentation possible. La demande d’un sujet recouvre donc celle de l’altérité en tant qu’espacement où la potentialité d’une hétérogénéité pourra se manifester.
Le désir d’altérité serait en quelque sorte désir de Vérité. Dans un sens premier où cette altérité gît au cœur de tout sujet en attente d’être révélé. Dans un sens second, ce serait la mise à distance de l’Autre primordial “ das Ding ”, “ extimité ” (10) radicale selon Lacan, qui engendrerait l’obligation pour tout sujet de proférer du matériau signifiant.
Au passage, les concepts de logos et d’alethéia méritent certainement notre attention. Heidegger définit le logos en tant que “ pose recueillante qui laisse étendu devant ”, tandis que l’alethéia est qualifiée de désoccultation. Mikkel Borch Jacobsen insiste à propos de la référence heideggerienne chez Lacan en tant que “ rien ne peut se dévoiler dans l’ouvert qu’à la condition d’occulter la désoccultation qui lui est essentielle ” (11).
Autrement dit, ce qui révèle aussi bien cache. En termes freudiens : le refoulement n’est perceptible que par le retour du refoulé. Tandis qu’en termes lacaniens, ce pourrait être la question de l’éclipse du sujet en tant que déterminé par “ la Spaltung ou refente qu’il subit de sa subordination au signifiant ” (12).
Si nous reprenons l’énoncé “ Moi, la Vérité, je parle ”, nous pressentons que le moi ne représente personne et que ce n’est que par l’effet de profération de la parole que quelques parcelles de VÉRITÉ pourront devenir susceptibles d’un dévoilement / voilement. Nous nous situons sur les traces d’un sujet, tout en étant obligés de reconnaître que la désoccultation / occultation ne se déploiera que dans les marges d’une processualité d’ordre interstitiel et fragmentaire.

De la polymérisation symptomale à la désagrégation de l’objet
Si le signifiant est couché dans la parole, si le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant, si la lettre produit du sujet, si l’objet de la psychanalyse est un objet écrit, c’est-à-dire le sujet : le sujet est proprement littéralisé. Il y a donc nécessité de déchiffrage / lecture de l’écrit, mais l’écrit n’est-il pas trace de pas vertigineux tout au bord de l’abyssal ? Si nous souhaitons avancer dans la Vérité, nous ne sommes pas sans savoir que les secousses destituantes risqueront fort bien de se produire, de se répéter, et de ce fait provoquer et l’évanescence de l’objet, et la disparition du sujet : qui n’apparaîtra, dit Lacan, que pour disparaître.
L’initiative de relecture de Freud par Lacan instaure donc la possibilité et la praticabilité d’un désenchassement du texte inconscient de son adhésivité transcriptive à un message coïncidant à son objet.
La question de l’objet en psychanalyse peut s’appréhender selon deux axes, il y a l’objet de la psychanalyse et il y a l’objet dans la psychanalyse. L’un concerne le Sujet, nous l’avons déjà abordé, l’autre concerne le référent du circuit pulsionnel. À cet égard, ce qui nous est apparu particulièrement crucial, dans l’œuvre de Lacan d’abord, puis quant à la psychanalyse dans son ensemble, c’est la question de l’objet dans la psychanalyse. Ce dernier ne nous affirme-t-il pas, non sans humour : “ Tout progrès scientifique consiste à faire évanouir l’objet comme tel ” (13).
Chez Lacan, le procès d’écriture domine, il est dominant comme il peut être dit d’un gène qu’il l’est, et ce, d’autant plus qu’il s’inscrit dans une relecture des machinations d’écriture freudienne, que ce soit l’appareil “ psy ” de “ l’Esquisse d’une psychologie scientifique ”, que ce soit l’appareil psychique de L’Interprétation des rêves ou que ce soit la “ Note sur le “Bloc-notes magique” ”.
Il ne peut y avoir de lecture de Lacan sans l’assujettissement, sans la soumission, sans l’énucléation consentie a priori à ce postulat incontournable : il y a de l’ÉCRIT.
Écrit au sens contemporain du terme, à savoir ce qui se couche, se trace sur une surface, laquelle en reçoit la définitive entame, laquelle n’arrivera, il va sans dire, à être porteuse que de représentations fragmentaires et parcellisées. L’écrit n’est, ne porte, ne transporte que quelque chose de l’ordre d’une effigie, d’un impossible à représenter, trace d’un effacement que propulse incessamment la pulsionnalité pulsatilité de l’inconscient. Ce qui se constitue dès lors comme déportation fragmentée des stries saillances antérieures : du lieu où ça s’est écrit, c’est-à-dire de l’originaire.
L’originaire en tant que “ lieu ” où de la différenciation délimitante, à un moment ou à un autre, s’est produite, a pris forme, s’est matérialisée dans l’apparition du disparate et / ou de la précipitation d’un reste : objet chu. Au passage, laissons Heidegger nous offrir sa vision de la limite : “ La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien [...] ce à partir de quoi quelque chose commence à être ” (14).
De plus la racine latine de l’objet mérite sans doute d’être soulignée, à savoir le verbe objicio dont les sens principaux sont les suivants : jeter devant (les yeux), placer devant (défense, protection), jeter en avant, exposer et jeter dans (l’égarement).
L’objet freudien nous plonge dans un univers de débris, de restes épars, de fragments le plus souvent irreprésentables, là où il y a toujours un point de fuite ou d’opacité. Ce n’est que désagrégé que l’objet freudien se détache sur fond de non-être. Dans l’Esquisse, Freud nous dit : “ Ce que nous qualifions d’objets est fait de reliquats échappant au jugement ” (15).
Ce serait donc par une nécessité structurale de l’organisation psychique qu’il y a de l’espacement, du délai temporel, de la distanciation de “ la Chose ” par de l’inscription. Ce serait le trait inscriptif (trait unaire) qui assurerait la vigile quant au danger de la trop grande proximité à l’Autre Primordial. À la suite de l’affirmation derridienne, nous pouvons supposer que “ c’est donc le retard qui est originaire ” (16).
L’objet serait en quelque sorte la matérialité vestigiale, mémoire de l’immémorial, surface antéprédicative, mise-là, insérée, par le renvoi de signifiant en signifiant.
C’est le lieu de son vide, c’est la topographie de l’irreprésentable, c’est la dislocation de sa texture qui permettra la pérégrination du signifiant en tant que véhicule de l’objet. “ Fort und Da ”.
Les événements psychiques se produisent sur les versants, sur les arêtes et sur les bords (théorème de Stokes) (17). Là où de la coïncidence ne peut advenir en aucun point, là où de la représentativité obturante est frappée de caducité, et là où la traction attractile, virevoltante et polymérisée du signifiant tournoie vertigineusement.
Nappes de lave, dira Freud, traces de pas effacés, dira Lacan, cendres encore chaudes.…
L’objet n’existe que par la tentative de nomination mise en mouvement par le parcours à rebours de traces indéchiffrées. La multiplicité des niveaux de stratifications de l’inscription générera en quelque sorte l’inéluctabilité de la nécessité structurale de la répétition, laquelle alimentera aussi l’opération réticulée d’une incessante quête d’une nouvelle relecture.
L’objet cause, il cause, “ il ne cesse pas de ne pas s’écrire ”, serait-il du côté de la féminité, il parle sans arrêt…

NOTES

1- FREUD Sigmund, L’Interprétation des rêves, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1971, p. 520.
2- LÉVY Danièle, “ L’étrange altérité de l’expérience ”, Littoral, n°.14, Éditions Érès, 1984, p. 29.
3- LUND Steffen Nordhal, L’Aventure du signifiant : Une lecture de Barthes, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1981, p. 59.
4- NANCY Jean-Luc, Philippe LACOUE-LABARTHE, Le Titre de la lettre, Paris, Éditions Galilée, 1973, p. 42.
5- LE GAUFEY Guy, L’Incomplétude du symbolique, Paris, E. P. E. L. , 1991, p. 149.
6- NANCY Jean-Luc, Philippe LACOUE-LABARTHE, op. cit., p. 43.
7- PELLAND Ginette, La Peur des mots, Boisbriand (Québec), Éditions de La Pleine Lune, 1993, p. 43.
8- CLICHE Anne Élaine, La Comédie, l’autre scène de l’écriture, Ville-St-Laurent (Québec), Éditions XYZ, 1995, p.159.
9- LACAN Jacques, Le Séminaire Livre IX. L’identification (1961), inédit.
10- LACAN Jacques, Le Séminaire Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse (1959-60), Paris, Éditions du Seuil, 1986.
11- BORCH-JACOBSEN Mikkel, Lacan, Maître absolu, Paris, Éditions Flammarion, 1990, p. 132.
12- LACAN Jacques, “ Subversion du sujet et dialectique du désir ” in Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 816.
13- LACAN Jacques, Le Séminaire Livre II. Le moi dans la théorie de Freud (1954-55), Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 130.
14- HEIDEGGER Martin, Essais et conférences, Paris, Éditions Gallimard, Collection “ Tel ”, 1988, p.183.
15- FREUD Sigmund, “ Esquisse d’une psychologie scientifique ” (1895) in Naissance de la psychanalyse, Paris, Éditions des Presses de l’Université de France, © 1956, p.351.
16- DERRIDA Jacques, “ Freud et la scène de l’écriture ”, in L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, Collection “ Tel Quel ”, 1967, p. 302.
17- LACAN Jacques, “ Subversion du sujet ”, Écrits, op. cit., p. 847


Monique Lévesque
Cahiers du Clef, n° 2, 1996

 

(haut)

 

 

 

L’INSCRIPTION DUN NOM: PRODUCTION DUNE JOUISSANCE

 


Le plus souvent la théorie psychanalytique est décodée en tant que matériel de figurabilité univoque relatif à la mise en scène d’un dévoilement, alors que l’expérience clinique témoigne d’une mise en signes (production signifiante) beaucoup plus parcellaire, hétérogène et fragmentaire.
L’usage du terme “ sémiotique ” identifiera le déploiement fluctuant des agencements de signes de perception auquel nous convoque la clinique tout autant que la pratique artistique.
Dans le décodage de l’opérativité des processus sémiotiques, le lieu de commentaire et d’élaboration s’effectuera dans un espace “ méta ”. Fiction opératoire nécessitée par l’articulation du champ spéculatif.
De plus, l’homme occidental a oublié le fait que la représentation soit d’abord RE-PRÉSENTATION. Elle a pour fonction primordiale d’interroger sa perception, de lui offrir un piège à regards où il pourrait se laisser prendre à la surface pelliculaire du message, alors que la fonction langagière est précisément d’ouvrir, d’entamer, d’enfoncer l’entaille de la non possibilité de coïncidence, de faire vaciller la pseudo stabilité du leurre de la fixité de l’iconographie du faire voir !

Pour la théorie psychanalytique, l’inscription d’une matérialité perceptuelle effectuée à partir du désir de l’Autre, aura des effets de marquage indélébile. Traçage de voies de conduction selon Freud, susceptible de frayage permanent. Processus que nous qualifions de sémiotisation (1). C’est la reconnaissance qu’un sujet n’existe, n’a de consistance, qu’à partir des traces de signes de perception captés par ses sens et ses sensations cénesthésiques, dès les premiers moments de sa vie, lesquelles ont imprégné sa mémoire, s’y sont accumulées par couches successives et ont en quelque sorte structuré ce qu’à la suite de Freud, nous qualifions d’inconscient. L’inscription effectuée au départ se référera toujours a posteriori à l’objet in absentia. L’effet engendré sera toujours la production d’une représentation (mise en signes), c’est-à-dire matérialité de langage. Le langage : ce qui, de la succession des inscriptions synchro-diachroniques, produit un reste chu de l’objet (trait unaire), matériau signifiant à partir duquel prendra forme un certain type d’organisation de sensorialité subjective (structure psychique).

Position de l’artiste
L’acte de l’artiste, le geste qu’il pose, serait au plus près de l’expérience de la pratique psychanalytique ou, pour le dire autrement, dans l’attente du surgissement du sujet de l’inconscient. La théorie psychanalytique, contrairement à l’opinion courante, se réfère à une matérialité tangible, perceptible, c’est une expérience à rebours de la constitution du corps psychique (2). Il n’y a pas d’autre corps que celui-là. Les mots fabriquent le corps, à partir de ceux-ci, il s’y forme, comme argile à modeler tout autant que reste, objet chu, déjection d’un en trop, incomplètement sémiotisé. Selon Merleau-Ponty, le problème, celui du corps propre, “ consiste en ceci que tout y demeure ” (3). La perception est un processus qui s’effectue dans une antériorité logique à l’apparition du sujet, elle constitue la mémoire en tant que structurellement inconsciente. Le corps est le lieu de l’inscription matérielle des perceptions inconscientes. Le corps est le lieu de l’Autre. Le corps est le corps de l’Autre, tandis que le nom est le lieu symbolique du sujet en tant que corporéité libidinalisée.
Le corps propre, tout y gît. L’altérité y fait sa couche. Tout y est déposé, déjà là, antécédent trésor d’agencement polysémique sans exhaustivité possible. Y vagir, y gésir. C’est un site archéologique où les traces de vie sont déjà en effigie, puisque pour qu’il y ait vie, il y a eu nécessairement traversée par des pertes, des séparations, processus de franchissement de seuils, lesquels ne s’articuleront qu’au sein d’effets langagiers. La vie s’appuie sur la mort comme point de butée initiale tout autant que borne qui assure la limite. C’est la limite qui fonde le territoire (Heidegger). C’est la perte qui assure l’émergence de la subjectivation, c’est l’incomplétude, la palpitation de la faille qui propulse vers le non encore advenu.
L’acte de l’artiste se situe in initio en immersion dans le non encore advenu, l’inconnu, l’Autre (le grand Autre) qui demande à se signifier. Ce qui suppose au départ un détachement, une non adhésion à un consensus courant ou, pour le dire autrement, une capacité de révolte de non asservissement, de refus de l’aliénation discursive dominante, un questionnement incessant, lancinant qui ne cesse de se formuler, de pulser ! Dire non ou dire NOM ! Dire son NOM.
En quoi l’expérience de l’artiste serait-elle corporelle ? Qui y aurait-il de spécifique chez ce dernier, y aurait-il un niveau de discrimination perceptive hors du commun ? Que nous dit Freud ? L’inscription fait trace, trait, marque à partir desquelles pourra surgir du subjectum. Le trait qui marque fait naître (n’être) le corps d’un sujet. Le trait inépuisable source d’obligation de mettre en langue, urgence de produire d’autres traits, de tenter la tâche herculéenne, d’arriver à tenter de cerner au plus près les effets du marquage originaire. La production d’une matérialité prendrait consistance d’abord et avant tout par la découpe, la séparation, l’alternance pulsatoire suscitée par tout abject ou tout objet susceptible de sémiotisation.
La notion de matérialité équivaudrait au repérage a posteriori des effets langagiers. Que ce soit la matérialité sémiotique, la matérialité du signifiant, la matérialité de la parole, la matérialité des effets des inscriptions inconscientes, la matérialité des effets incisifs engendrés par le discours de l’Autre ainsi que la matérialité du symptôme.
Ainsi, si la vision est à la fois acte de perception tout autant qu’un acte de production de signifiant, nous ne pouvons qu’acquiescer à l’énoncé suivant de Merleau-Ponty, la vision : “ C’est une pensée qui déchiffre strictement les signes donnés dans le corps ” (4).
En quoi l’artiste se particularisera-t-il ? Y aura-t-il une plus grande disponibilité au décodage, au décryptage du chiffre de la cryptographie du réel ?
Par la précocité de sa réceptivité perceptive ? Par l’interrogation radicale que fait surgir en lui les inscriptions de l’Autre ? Par sa grande capacité à métaboliser, à sémiotiser les heurts de l’hétérogène ?
Ne pas se fondre dans les consensus, ne pas renoncer au risque de se laisser interpeller par l’Autre, ne pas s’abstenir de signifier la véhémence d’un ressenti interne (turbulence pulsionnelle) (5), telle pourrait être la position de l’artiste.
Résister à l’anomie, à l’homogénéisation irrépressible, à l’attiédissement des sources telluriques inconscientes, ne peut que s’articuler à la dépositivation des référents discursifs communément admis :
- l’objet est un objet positivé
- le sujet est une personne visible (l’apparence plutôt que sa parole), indivise, une entité organique, point carrefour d’une biopsychosocialité identifiable et statiquement repérable et interprétable.
Compte tenu de ce que nous supposons à la suite de Freud, quant au quantum plus intense de la turbulence pulsionnelle chez le créateur, ce dernier serait plus facilement interpellé par la dimension de l’hétérogène, et se caractériserait par une tendance a priori, à mettre tout en œuvre afin de maximiser la plus grande mobilité exploratoire possible. Ce qu’à la suite de Merleau-Ponty nous qualifierions de “ prégnance des possibles ”. S’être laissé interpeller par l’étrangeté, le dissemblable, le non encore advenu, avoir consenti à l’élaboration sensorielle, matérielle, perceptuelle de ce qui n’était pas encore né, mais appelé à le devenir, quel effet cela produit-il chez l’auteur de l’acte artistique ?

Au-delà du principe de plaisir
Cela produit une expérience de l’indécidable en acte, c’est-à-dire sans nul doute une mise en suspens des référents usuels, donc ce qui ne peut habituellement pas se vivre, ni être assumé sans une certaine intensité d’angoisse, de doute et d’interrogation.
Cela suppose aussi une disponibilité à se laisser travailler par le processus de mise en signe, mise en sens, mise en matière, mise en rythme, mise en coupure, mise en question, mise en doute, mise en incertitude, mise en transe, mise en échec, mise en erreur, mise en retrait, mise en suspens, mise en arrêt, mise au monde, mise en abandon, mise au rebut, mise en chute libre, mise en œuvre.
Qu’est ce que cela, cette succession mouvante et instable, parfois comblante puis aussitôt après déstabilisée ? Sans doute quelque chose ayant trait à une perte des repères, un au-delà du principe de réalité, tout autant que du principe de plaisir, un en plus qui se paie du corps traversé par les inscriptions antécédentes dont il est le résidu : Jouissance, j’ouis sens.
La capacité de sémiotiser se paie en monnaie de perte des représentations moïques, d’identité stable, fixe et assurée. Rencontre de l’Autre en tant que radicalité instancielle hors représentation. Fonction opératoire s’il en est une, dans l’affrontement de l’adversité et / ou du déferlement de vagues de fonds, lesquelles obligent à un corps à corps d’ordre sémiotique, souvent précaire, instable et fugace qui ne prendra forme, qui ne se structurera que dans l’après-coup de la répétition ou plus précisément de la perlaboration d’une mise au travail, d’une mise à nue, d’une disponibilité à élaboration incessante sans pouvoir présumer d’aucune sorte de ce qui adviendra.
Chez l’artiste, l’incontournable production d’une matérialité signifiante nécessitera de rendre compte des traces mnésiques qu’il porte en lui, corps psychique en attente de sémiotisation. Sa tâche, celle de la nécessité d’un faire, prendra source et racine au sein des strates inscriptives dont il est le dépositaire. D’aucune façon il ne s’agira pour lui d’une simple ou quelconque retranscription. Il s’agira de SÉMIOTISER : capacité de produire des signes, d’élaborer la matérialité inscriptive, en un mot produire du signifiant. Travail de côtoiement des aspérités opérées par l’effectuation de l’incision originaire, initiative du repérage de la trace, tentative de captation du chiffre, travail de traduction et de réinscription en un nouvel agencement de signes.
Puisque tout ce qui est de l’ordre de l’écrit (scripture) a pour propriété d’être générateur à la fois d’indécidable, d’inadéquation à toute coïncidence, de quelque ordre que ce soit, et d’être potentiellement fracture des limites antérieurement supposables et fixées !
Un travail de ce type potentiellement provoque, engendre un remaniement des codes antécédents de telle sorte que le processus de sémiotisation propre au créateur, ne peut qu’ouvrir un nouveau sentier dans la forêt de la connaissance et / ou de la perception de l’univers qui nous entoure.
Autrement dit, le travail de l’artiste produit un nouveau discours sur l’être et sur les choses. Pour l’analyste, c’est un travail langagier au cœur de la spécificité des représentations d’une culture qui en constitue la visée, le plus souvent à l’insu du sujet auteur de l’acte.
Puisque l’insu du sujet s’alimente à ses inscriptions de perception inconsciente, la mémoire originaire demeure inaccessible au champ de la conscience.
Le traitement interne de la perception opérée par l’artiste sera fonction des modalités d’agencement sémiotique qui lui seront propres. Plus précisément, qu’en est-il du passage de l’œil, à celui de la métabolisation internalisée des signes captés visuellement et du passage par le geste de la main ? Nous sommes au cœur du Corps Pulsionnel ! Celui qui, à son insu, est mobilisé par les trajets signifiants qui l’habitent, qui se répercutent en lui, qui font surgir des résonances, des dissidences, des agencements soudains. Le corps de l’artiste est traversé de part en part. Sa main s’animera et tentera de laisser émerger, de permettre le surgissement, l’impromptu de l’inconnu qui sourd à travers les méandres des interrogations, des incertitudes, des disparités dont elle perçoit la pulsation. Arriver à produire la représentation (l’acte du faire) de cette processualité, tel est le but.
L’acte du faire, chez l’artiste : une écriture, un faire (production d’une jouissance) qui s’effectue à l’insu du sujet.
Le processus, qui en tant qu’inscription primordiale a donné naissance, a structuré un sujet, peut-on supposer qu’il se réduplique au moment de l’acte du “ faire ” de l’artiste ? Qu’il y ait en quelque sorte pulsation, battement, ouverture, fermeture, retour du rythme de la scansion inaugurale qui aurait présidé à l’avènement du sujet ?
Ce qui aurait été la coupure, la séparation, instauratrice d’inconscient à l’origine du sujet, ferait-elle retour en acte, réitération active pour persister dans l’insistance de la nécessité de ce qui a à être inscrit ? Seule, unique ou particulière modalité de manifestation irréductible, étant donné que ce qui est inhérent à son caractère sera toujours de l’ordre d’un entre-deux qui ne peut être signifiable que dans l’interstice d’une brèche, d’une inadéquation du trait, de la semblance et / ou du simulacre comme lieu de production d’un résidu résurgent.
Retour de l’inscription inaltérable. Ce qui s’y ourdit, ce qui s’y fomente est en gésine à partir de l’altérité latente, c’est le tout Autre que l’on ne peut que pressentir, embryon sans visage qui se complexifie indéfiniment sans que celui qui le porte puisse présumer d’aucune façon de la particularité du moment de son surgissement. Pour ce faire, il y aura toujours eu nécessité de l’inscription de la séparation de das Ding, sinon ce serait la perméabilité, la non fermeture, la contiguïté locale où du non encore sémiotisé contaminerait l’efficacité du symbolique. Il aura fallu un signifiant qui aura été agent de négation de telle sorte qu’un “ NON ” s’interpose pour que la nomination puisse être effective et efficiente. Dire NON, c’est rendre possible la capacité de production du signifiant. La limite qui a inauguré le lieu et a amorcé la pulsation temporelle, se déploiera par la scansion d’une différence qui prend forme dans l’oscillation vacillation du trajet de la pulsion.
Pour le dire autrement, le ratage de l’atteinte du but de la pulsion, c’est une réussite, puisqu’il y aura sans cesse reprise de la nécessité de produire de nouveaux parcours signifiants; car ce qui caractérise la pulsion, en tant que poussée, c’est l’intensité de sa charge énergétique qui demeure constante, continue et inaltérée tout au cours d’une vie.

Jouissance
L’au-delà du principe de plaisir, l’incomplémentation de son terme, alimente la répétition de nouveaux trajets, de nouvelles tentatives de mettre en signes, d’inscrire la sensation perceptuelle, de faire sentir, de signifier, en un mot de sémiotiser. L’effectuation de cette expérience n’arrive pas sans peine, ni heurt, ni sans être ponctuée de vertige et d’incertitude. Ça se travaille dans l’atelier du symbolique, dans la transe de la matérialité de tout signifiant, dans le frôlement des limites du signifiable, de l’indécidable et de l’indicible.
Zones d’abject, de transgression et d’interdit. Celui qui s’y risque y joue la matérialité de ce qui l’a constitué en tant qu’être doué d’inconscient, de telle sorte que celles-ci seront convoquées à produire de nouvelles matérialités transhistoriques, lieu de passage et de franchissement, effraction des frontières antécédentes.
Émergence de l’altérité corporéité que l’on ne peut regarder en face, seul abord celui du geste de la main qui transmue les matérialités antérieures. Sous l’impulsion du déploiement de la mutation des inscriptions, surgira alors des inflexions, des rides, des barres, des nouveaux traits offerts à une nouvelle sémiotisation.
C’est en ces territoires que peut surgir la tête de Méduse. Nécessité de subsumer la sidération. Nécessité de reconnaître la limite du signifiable face à la différence sexuelle. Jouissance, j’ouis sens.
Approcher le risque de mort, toucher le seuil, frôler l’ultime limite, cela se produira pour tout artiste artisan qui s’aventure dans le champ d’une pratique qui touche à l’ordre de l’espace du sémiotique. Évanescence disparition du sujet lors de la tentative d’inscrire l’insigne de son NOM. La production du faire de l’objet (œuvre) échappe donc à l’ordre de l’intentionnalité du conscient.
La production d’un nouveau savoir est l’écriture d’un Nom. Nom propre (6) qui, dans le même mouvement de sa promulgation lors de la présentation de “ l’opus ”, propulse un dévoilement qui dessille le regard du spectateur tout autant qu’il efface l’auteur de l’œuvre puisqu’il disparaît dans l’apparition de son nom. Nom, lieu symbolique du sujet qui perdurera indépendamment de l’existence réelle ou posthume de l’auteur de l’œuvre.
Par contre, l’en plus que la capacité de sémiotiser met en acte, peut-on l’appeler “ plus de jouir ”, sans représentation d’aucune sorte, mais pourtant objet de perception sans percept, matérialité tangible par son effet désubjectivant ? La jouissance prend forme sans apparence repérable autre que celle d’une écriture scripture, processus infiniment réamorcé.
La jouissance s’enracine au plus secret de l’intime de l’inscription indubitable d’un Nom propre, unique, hors temps, legs pour l’humanité, qui n’en finit pas d’être en processus d’advenir.

NOTES

1- FREUD Sigmund, L’Interprétation des rêves, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1971, p. 520.

1- Kristeva Julia, La révolution du langage poétique, Paris, Éditions du Seuil, 1974.
2-Lequel ne pourra prendre consistance qu’à partir de la langue.
3- Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard Collection “ Tel ”, 1997, p. 230.
4- Merleau-Ponty Maurice, L’Œil et l’esprit, Paris, Éditions Gallimard, 1979, p. 41.
5- Terme proposé par Juan-David NASIO dans Le Livre de la Douleur et de l’Amour, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1996.
6- Inscription d’un nom propre : mise en signes qui s’effectuera dans l’après-coup du repérage des hiéroglyphes du corps pulsionnel.


Monique Lévesque

(haut)